Personnages à la fois mythiques et historiques, les sorcières font un retour fulgurant dans le champ politique contemporain sénégalais. Il n’est nullement question d’ensorcellement ou d’envoûtement. L’expression « chasse aux sorcières » est désormais utilisée pour désigner une traque judiciaire, notamment dans le cadre de l’actualité politico-judiciaire. Mais d’où vient cette expression ?
Elle puise ses racines dans une histoire survenue à la fin du XVIIᵉ siècle, alors que la Nouvelle-Angleterre coloniale vieillissait et que les prémices des futurs États-Unis d’Amérique se dessinaient à l’horizon. Tout commence dans les dernières semaines de 1691, dans un endroit nommé Salem Village, situé à une trentaine de kilomètres au nord de Boston. Des jeunes filles sont surprises en train de danser dans la forêt, une activité considérée comme immorale dans cette société marquée par le Puritanisme. C’est un mouvement religieux protestant que certains pourraient facilement désigner, aujourd’hui, « extrémiste » car il prône une vie fondée sur une foi stricte et une discipline communautaire.
À la tête du groupe se trouve Abigail Williams, la nièce du pasteur Parris. Pour échapper à une punition, les jeunes filles prétendent avoir été ensorcelées et accusent plusieurs villageois de pactiser avec le diable. Cette accusation marque le début d’une vague d’hystérie collective. Le tribunal spécialement mis en place, fin juin 1692, ne fait pas preuve de clémence. Une vingtaine d’accusés sont exécutés au cours des procès où la vérité est étouffée par la peur, les mensonges et les manipulations. Certains observateurs s’émeuvent de ce zèle judiciaire. Parmi eux se trouve Increase Mather, un pasteur influent de Boston.
Il contribue à mettre fin aux procès en publiant un texte célèbre, Cas de conscience concernant les mauvais esprits, où il critique l’utilisation de preuves douteuses, comme les visions et les rêves. Il écrit : « Il est préférable que dix femmes accusées de sorcellerie échappent à la justice plutôt que de condamner un innocent. » Le triomphe de l’empirisme Grâce à lui, une opposition au tribunal commence à émerger, remportant peu à peu l’adhésion. Comme par enchantement, les accusations d’ensorcellement s’amenuisent.
Les certitudes cèdent la place au doute et au regret. Du coup, les suspects encore en prison sont innocentés et libérés. Un sentiment de culpabilité envahit certains juges, qui reconnaissent avoir été abusés par leurs croyances. Les jurés admettent publiquement leurs erreurs et un effort collectif d’introspection s’amorce. Des chercheurs, comme Liliane Crété, se sont penchés sur cette affaire pour en comprendre les causes. La psychologie des jeunes filles de Salem Village interpelle. Dans leur esprit, l’excitation d’avoir bravé un interdit religieux s’est transformée en une terreur écrasante face au péché, trop lourd à porter.
Cette incapacité à assumer leurs actes aurait conduit à accuser des villageois innocents et nourrir une véritable névrose collective. L’affaire des sorcières de Salem, bien que loin d’être unique, reste profondément ancrée dans la mémoire collective l’Amérique et bien au-delà. Aveuglement collectif et dévoiement de la justice en sont désormais les symboles. Plus de deux siècles et demi plus tard, en 1953, le dramaturge américain Arthur Miller s’appuiera sur cette histoire dans sa célèbre pièce de théâtre Les Sorcières de Salem.
Il y établit un parallèle entre cette hystérie collective et les persécutions anticommunistes de son époque, plus connues sous le nom de maccarthysme dans une Amérique bipolaire. C’est à cette période que l’expression « chasse aux sorcières » se popularise pour désigner toute campagne de persécution injuste. Ainsi, sur les controverses politico-judiciaires du Sénégal contemporain, l’appel à la vérité doit être la norme comme dans le rationalisme et à l’empirisme si chers à Locke et à Newton.
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