Le « Moulaye Thiéguine » à la sauce normande a survécu au bug de l’an 2000. Nous sommes dans la salle de spectacle d’une cité universitaire de Mont-Saint-Aignan, près de Rouen, dans le nord de la France, lors d’une soirée sénégalaise organisée pour fêter le Nouvel An.
La coordination approximative d’une petite bande attire aussitôt l’attention du jeune fraîchement débarqué du Sénégal que j’étais. En reproduisant le non-esthétique déhanché d’un sprinteur proche de l’arrivée d’une étape du Tour de France, mais avec des visages radieux d’allégresse et de souplesse, la joyeuse troupe cadence en parfaite harmonie. Une grande boucle musicale fait alors trémousser la salle au son du fameux et sulfureux « Askanou Laobé » de Fallou Dieng, dont le featuring avec Pape Ndiaye « Thiopette » imprime un tempo unique. Proches de la trentaine, ces « vieux jeunes » avaient quitté le Sénégal depuis cinq ans, pour les plus récents. Leurs pas de danse étaient restés figés aux modes du milieu des années 1990, lorsque le « Moulaye Thiéguine » faisait fureur au pays. Depuis, la mise à jour n’avait manifestement jamais été activée.
Lorsqu’un groupe migre, il emporte avec lui une version de sa langue et de sa culture qui se fige dans le temps. En linguistique, Larry Selinker a théorisé dans les années 1970 le concept de « fossilisation », qui explique pourquoi les diasporas continuent parfois d’employer des mots, tournures ou expressions disparus depuis longtemps du pays d’origine. Le même phénomène s’observe sur le plan culturel : certaines pratiques, valeurs ou références se figent chez les expatriés, tandis que la société d’origine poursuit son cours et se transforme. Cette « fossilisation culturelle » fait coexister deux temporalités : celle d’un pays resté dans la mémoire, et celle d’un pays bien réel, qui avance. D’où la nécessité de distinguer culture sénégalaise et culture diasporique sénégalaise, qui parfois ne se reconnaissent plus tout à fait. La fossilisation culturelle va rarement sans sa sœur jumelle, la fossilisation linguistique. Et nous, étudiants fraîchement débarqués en Normandie, en étions les témoins privilégiés.
Aux quatre vents du monde, les familles sénégalaises sont ainsi confrontées à un dilemme cornélien, parfois même à une véritable hésitation hamletienne, dans leur manière d’éduquer, de transmettre et de rester fidèles à ce qu’elles pensent être « la tradition ». Lors des premières vagues d’immigration en France, notamment après les lois sur le regroupement familial votées au Palais Bourbon sous Valérie Giscard d’Estaing, beaucoup se sont installées dans les bassins industriels : les usines automobiles de Haute-Normandie (Cléon, Évreux, les Hauts-de-Rouen, Le Havre, etc.) ou encore les structures industrielles de l’actuelle Île-de-France, notamment dans les Yvelines, ironie de l’actualité, aujourd’hui sous les projecteurs pour une extradition et non une fossilisation. Au début des années 2000 et bien après, il n’était pas rare de voir perdurer, dans les familles soninké ou pulaar, des vestiges culturels et linguistiques transportés dans les bagages de la première génération d’immigrés, du trajet qui menait de Waoundé à Mantes-la-Jolie ou à Creil.
L’histoire récente de l’immigration en France, y compris celle qui est sénégalaise, repose sur de nombreux malentendus et peurs provenant du pays d’accueil, souvent construits sur des sentiments plus fantasmés que réels. Aujourd’hui, la troisième génération de Français issus de l’immigration est toujours confrontée à cette hésitation hamletienne : un doute profond, presque paralysant, à l’image d’Hamlet dans la tragédie shakespearienne, pesant sans cesse le pour et le contre, jusqu’à agir trop tard.
La célèbre tirade « Être ou ne pas être ? » en est l’emblème. Certains choisissent de rester, parce qu’ils se sentent pleinement du pays où ils sont nés ; d’autres se tournent vers la terre d’origine de leurs parents, en quête d’opportunités, de reconnaissance ou pour combler un malaise identitaire. Cependant, avec la nouvelle donne technologique et les plateformes numériques, une partie de la fossilisation culturelle se délite. Les tendances circulent désormais d’un continent à l’autre à la vitesse d’un réel ou d’un tweet.
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