Le développement, on nous l’a assez répété, commence par les mentalités. Rien de neuf sous le soleil, on le sait depuis Max Weber et sa fameuse éthique protestante. Le Sénégal, lui, a préféré une autre voie : celle du grand laisser-faire, où chacun fait ce qui lui chante et où la liberté individuelle est un sport de combat.
Littéralement. Prenez la lutte, notre sport national. Jadis, c’était une affaire de bravoure et de rites, une célébration de la force et de l’endurance. Aujourd’hui, c’est un prétexte pour les jeunes désœuvrés d’en découdre dans la rue, armés de couteaux et de machettes. Les combats se terminent souvent en affrontements généralisés, avec quelques morts au passage. Mais après tout, le spectacle continue. On condamne mollement, on enterre les victimes et on attend la prochaine bagarre. Car au Sénégal, la violence est un folklore qui ne dit pas son nom. Mais ce n’est pas tout. Regardez nos rues.
Ou plutôt, essayez de les apercevoir entre les étals anarchiques, les vendeurs ambulants, les garages improvisés et les tas d’ordures. Dakar, ville-capitale, ressemble à un immense marché à ciel ouvert, où le piéton, s’il survit aux motos Jakarta, doit zigzaguer entre des carcasses de voitures et des bassines de poissons séchant au soleil. On décide alors de déguerpir, de « libérer l’espace public ». Opération spectacle : bulldozers, policiers ou gendarmes, annonces fracassantes. Puis, quelques semaines plus tard, tout revient à la normale. Les trottoirs sont repris d’assaut, comme si de rien n’était. La ruralité a pris possession de la ville, et elle ne compte pas partir. Face à ce capharnaüm, le président Bassirou Diomaye Faye veut imposer l’ordre. Il a lancé son initiative « Setal Sunu Reew » (Nettoyons notre pays), une belle idée sur le papier.
On mobilise, on distribue des balais, on filme quelques images pour les réseaux sociaux. Le lendemain, on replonge dans la crasse. Car une rue propre ne le reste pas longtemps si l’on continue d’y jeter ses déchets comme on respire. C’est qu’au Sénégal, on croit que la saleté est une fatalité, comme la pluie ou la chaleur. On vit avec, on s’y adapte. Dans les transports en commun, on jette sa bouteille en plastique par la fenêtre avec un naturel désarmant. Dans les marchés, on marche sur des montagnes de détritus en râlant contre l’État qui ne fait rien. L’État, justement, essaye parfois de réagir, mais il a face à lui un adversaire redoutable : la mentalité collective. Et cette dernière est bien ancrée. La vraie rupture, celle que l’on attend du pouvoir en place, ce n’est pas une campagne de nettoyage ponctuelle.
C’est un changement radical de comportement. Or, la discipline, ce n’est pas dans notre Adn national. Ici, le code de la route est une suggestion, le civisme une option et l’autorité une contrainte que l’on contourne. On célèbre l’indiscipline comme une forme de liberté, et tant pis si cela signifie vivre dans le chaos. Mais alors, que faire ? Imposer l’ordre, quoi qu’il en coûte. Pas en distribuant des affiches ou en lançant des slogans, mais en frappant là où ça fait mal. Amendes salées, interdictions strictes, contrôles intransigeants.
Si un commerçant squatte illégalement la chaussée, on ne se contente pas de déplacer ses marchandises, on les saisit. Si un conducteur refuse de respecter les feux rouges, il ne paye pas un petit billet au policier, il perd son permis. Si un citoyen jette ses ordures dans la rue, il écope d’une sanction immédiate. La discipline ne se décrète pas, elle s’impose. Et elle ne s’imposera qu’à une seule condition : que l’État accepte d’être impopulaire.
C’est là tout le défi de Bassirou Diomaye Faye. Aura-t-il le courage d’aller au bout de cette logique ? Ou finira-t-il, comme tant d’autres avant lui, par composer avec l’indiscipline généralisée, préférant la paix sociale au choc nécessaire ? La réponse ne tardera pas à venir. Mais une chose est sûre : si la discipline a un prix, l’indiscipline, elle, coûte encore plus cher. Et c’est tout le pays qui en paye la facture. sidy.diop@lesoleil.sn