La gentrification renvoie au processus de transformation du profil socioéconomique, et ajoutons maintenant culturel, d’un quartier urbain ancien au profit d’une classe sociale supérieure. S’agissant de notre propos, marquez l’attention sur le qualificatif «supérieure». C’est là que se trouve toute la complexité du sujet. Dans son émouvant tube « La Bohème », Charles Aznavour, pleurant sur sa nostalgie de la ferveur passée des buttes, bonheurs et bistrots de Montmartre, parlait «d’un temps que les moins de vingt ans ne peuvent pas connaître».
Pour les HLM de Dakar, le spleen est autant de rigueur quand on pense à comment se présentait le quartier il y a vingt ans, voire un peu moins. Nous parlons ici notamment des Hlm 5. Mais les Hlm 6 sont autant concernées, sur toutes les voies menant à Colobane. Le régime socioculturel de ce quartier, au standing enviable il y a 3 ou 4 décennies, s’est totalement bouleversé depuis quelques années. Quand nous étions encore de petits bouts d’homme, au milieu des années 2000, nos «grands», avec un dédain inconscient, nous bassinaient d’anecdotes épiques de leur jeunesse de privilégiés dans un quartier qui en jetait.
Eux, «fils de fonctionnaires et Boys Dakar pleins», se souvenaient des colonies de vacances, des bons de supermarché et d’autres grandes enseignes. Ils racontaient avec emphase le papa qui se garait devant Prentania pour les courses, avant un tour en bagnole dans Dakar-Plateau qui gardait encore son clinquant colonial. Ils salivaient avec mélancolie des saveurs de chez LGM ou de La Marquise, ou bien exultaient d’avoir été les premiers du pâté de maisons à disposer des Jeans Levi’s ou des Docksides «last cri». C’était une ère de bohème qui se relatait certes les yeux pleins d’étoiles, mais paradoxalement aussi pleins de remords et de colère. À juste et pitoyable raison. Beaucoup de ces «grands», loin de la majorité heureusement), pourtant sans ne jamais travailler, se sont complus dans le confort du salarié. Ce traître sentiment d’opulence qui engourdit le concerné et l’empêche d’être performant. C’est la même malédiction qui a fait que, pendant longtemps, les artistes de la Compagnie nationale du théâtre Daniel Sorano ne brillaient pas tant que cela par la création, ou n’étaient en tout cas pas prolifiques (du tout). Ce, pendant que les artistes, qui faisaient carrière solo, explosaient les scènes et se remplissaient les poches. Les premiers étaient trop obnubilés par le virement de fin du mois, tandis que les seconds devaient rivaliser de créativité et de prouesses pour survivre comme artistes et intéresser l’industrie.
La presse publique et la presse privée entraient pleinement dans cette ligne de comparaison il y a peu. Les comportements renversent les tendances. C’est ainsi que «grands kogn bi», dédaigneux et se targuant d’une civilisation prononcée, regardaient de haut et invectivaient les «kaw-kaw» de l’exode rural. Ces «campagnards», à force de privation et d’essuyer les humiliations des Boys Dakar, décuplent d’efforts. De leurs petites cantines, ils ont acquis de grands négoces, avant de se payer le revanchard luxe de racheter quelques maisons qu’ils louaient et d’en faire des immeubles résidentiels et commerciaux. Les Boys Dakar devenus tontons sans diplômes ni métier, n’ont eu que leurs doigts à mordre et leur frustration à ruminer. Ils pestent contre les plus jeunes, leurs neveux qui connaissent meilleur sort, l’ami d’enfance ou le frère plus consciencieux qui a réussi. Ils fustigent ce pays allant à vau-l’eau, et ces Kaw-kaw, rustres qui construisent et agissent sans goût. Pis, certains des « grands » sont devenus de vrais lémuriens.
Vous connaissez ces animaux, non, flemmards et toxicomanes à l’abus ? Ndeysaan, ils ont même réussi à transmettre la flamme de la rage et des stup’ à certains jeunes, tentés à la longue par la violence et la haine de l’autre. Le principe ne réside pas qu’aux Hlm. L’île de Saint-Louis et le Sor se frottent, Fann-Résidence et Point E déclinent, Këri Kaw et le faubourg de Rufisque se passent les rôles d’antan, et l’amertume gagne de nouveaux banlieusards anciens urbains, qui ont déménagé pour quelque conjoncture. Cette reconfiguration, architecturale ou urbanistique comme sociale, a reformulé les mœurs. La consternation tenace face à la revanche sociale déstructurent les fonds d’humains. Les ressentiments se traduisent par des actes déshumanisants. Ils en sont à désincarner nos imaginaires, dont nos lieux de vies sont les chapelles. Les identités devenues difformes, ont fini par miner nos espaces publics, malheureusement. Et ça risque d’aller de mal en pis …
mamadou.oumar.kamara@lesoleil.sn