Dès l’arrivée sur l’île martyre de Gorée, dont certains esprits mal informés veulent aujourd’hui nier la réalité historique avant même qu’elle ne soit un symbole de la déportation, un nom s’impose comme une interpellation : Chevalier de Boufflers.
Cette inscription barre, telle une balafre, le visage déjà endurant de Gorée. Autre lieu symbolique de notre souveraineté : le Palais présidentiel, situé sur l’avenue Léopold Sédar Senghor. Une rue longe, parallèlement sur près de 50 mètres, l’ancien jardin du Conseil du Gouverneur général, où jadis un buste de Faidherbe trônait pendant la colonisation. Elle faisait face au Palais du Gouverneur général de la colonie du Sénégal, devenu, depuis l’indépendance, la résidence du président de la République. Cette rue porte le nom de Chevalier de Boufflers de Dakar. Pour qu’un personnage ait l’honneur de voir son nom attribué à deux lieux symboliques de notre République, il doit avoir joué un rôle majeur dans l’histoire de la nation sénégalaise. Qui était donc le chevalier de Boufflers ? Stanislas Jean de Boufflers (1738-1815), dit le chevalier de Boufflers, était un écrivain et militaire français.
D’abord destiné à l’Église, il quitta le séminaire après avoir écrit des textes jugés trop licencieux. Grâce à une rente royale, il mena une vie de plaisirs qui le ruina. Il rejoignit alors l’armée, où il progressa jusqu’au grade de maréchal de camp. Sa carrière militaire s’interrompit en 1784 après une plaisanterie satirique visant une princesse. Tombé en disgrâce, il fut exilé comme gouverneur du Sénégal et de Gorée. Devenu gouverneur du Sénégal en 1785, et ce pendant deux ans, Boufflers se présente, dans ses correspondances avec Mme de Sabran, son amoureuse, comme un bâtisseur. Il affirme que, sur cette terre africaine, les maisons en paille se consument lors des incendies et qu’il s’emploie à bâtir des maisons en brique dans « sa colonie ». Il oublie cependant que, bien que les constructions en paille aient été courantes, les techniques de construction en banco existaient déjà au Sénégal. Tout comme il n’a pas inventé l’eau chaude, il n’a pas non plus inventé les maisons en dur, malgré ses déclarations biaisées.
Autre aspect de la personnalité du chevalier de Boufflers : son rapport avec les Signares, les femmes noires et les Africaines, marqué par une chosification jamais éloignée des qualificatifs qu’il leur attribue. « Je vous envoie des fruits exotiques, des noix de coco et une négresse », écrit-il en 1786 à Mme de Sabran. Cette objectification, voire animalisation, de la jeune Noire (qui sera plus tard connue sous le nom d’Ourika) pourrait être perçue comme une réalité sociale de l’époque, réalité que Boufflers semble partager. Cette jeune « négresse » devait servir d’attraction à la cour de Mme de Sabran, qui l’instruisit aux arts et lettres.
Pourtant, même s’il se présente à la fin de sa vie comme un fervent défenseur de l’abolition de l’esclavage et des droits des colonies, il l’est davantage par opportunisme que par conviction. En effet, dans ses célèbres lettres (compilées dans Lettres d’Afrique à Madame de Sabran, Boufflers/Bessire, Actes Sud), il dépeint les habitants de sa colonie comme des individus sans savoir-faire ni savoir-vivre, fourbes, violents et sans éducation. Il décrit également les Noirs comme des êtres intéressés, ne cherchant à nouer des liens que par opportunisme. La généralisation et l’essentialisation sont les maux des cerveaux malades. Une légende, influencée par le fameux roman national cher aux penseurs de la colonisation et de la supériorité du colon civilisateur, a longtemps permis de célébrer des patronymes dont le seul fait d’armes est d’avoir commis des atrocités physiques et/ou idéologiques. À l’heure où le Sénégal célèbre le temps de la souveraineté et du retour de l’estime de soi, il est plus que temps d’effacer de nos rues, bâtiments et monuments les noms de personnages dont le seul droit est de demeurer dans les avanies de l’histoire.. moussa.diop@lesoleil.sn