Imaginez qu’en 1960, le Sénégal ait été contraint de verser à la France l’équivalent de 70 % de son PIB pendant 125 ans pour obtenir son indépendance.
Cela paraît impensable. Et pourtant, c’est exactement ce qui est arrivé à un autre pays : Haïti. Première nation noire libre du monde, Haïti a arraché son indépendance au prix fort : entre 21 et 115 milliards de dollars, selon une enquête du New York Times. Le 1er janvier 1804, après une victoire militaire éclatante contre les troupes napoléoniennes, l’île de Saint-Domingue devenait Haïti, proclamant son indépendance et entrant dans l’histoire comme la première république noire libre. Mais cette conquête fut rapidement ternie. Le 17 avril 1825, il y a exactement 200 ans, sous la menace de la flotte française, le roi Charles X imposa au président haïtien Jean-Pierre Boyer une ordonnance royale.
En échange de la reconnaissance de l’indépendance d’Haïti, la jeune nation devait verser une indemnité colossale : 150 millions de francs-or, l’équivalent actuel de 11 151 milliards de francs CFA, destinés à indemniser les anciens colons français pour la perte de leurs terres et de leurs esclaves. Incapable de payer une telle somme, Haïti fut contrainte d’emprunter auprès de banques françaises, alourdissant ainsi sa dette d’intérêts supplémentaires. En 1838, la somme fut ramenée à 90 milliards de francs CFA, mais le mal était fait : la « double dette », l’indemnité, plus les emprunts, allait asphyxier l’économie haïtienne pendant plus d’un siècle. Ce n’est qu’en 1952 que le pays parvint à en payer les derniers intérêts. Cette injustice fondatrice a durablement compromis la construction d’un État viable et reste profondément ancrée dans la mémoire collective haïtienne. Le combat d’Haïti pour sa liberté s’inscrivait dans le sillage de l’abolition de l’esclavage décrétée par la Révolution française en 1794, grâce à des figures telles que Jean-Baptiste Belley, natif de Gorée.
Pourtant, en 1825, les descendants d’esclaves durent indemniser ceux qui les avaient réduits en esclavage. Une avanie supplémentaire, venant s’ajouter au commerce des êtres humains. Une absurdité morale, qualifiée à juste titre de « dette odieuse » par les Haïtiens. Cette dette historique a privé Haïti des ressources nécessaires à son développement : santé, éducation, infrastructures… Pendant 125 ans, jusqu’à 70 % du PIB haïtien fut détourné vers la France et ses banques. Deux siècles plus tard, les séquelles sont toujours visibles dans un pays marqué par la violence, la pauvreté et l’instabilité.
Aujourd’hui, de nombreux Haïtiens estiment qu’il ne peut y avoir de sortie durable à cette crise sans un acte fort de la communauté internationale, et en premier lieu de la France. Cela passe par un travail de mémoire sincère, mais aussi par des réparations concrètes. À l’occasion du bicentenaire de l’ordonnance de Charles X, le président Emmanuel Macron a annoncé, ce jeudi, la création d’une commission franco-haïtienne d’historiens. Elle aura pour mission d’étudier l’impact de la « dette honteuse » sur l’histoire et le développement d’Haïti, et de formuler des recommandations. Emmanuel Macron a reconnu une « injustice initiale ». C’est un premier pas important vers une possible reconnaissance officielle de la dette, et, peut-être, un processus de réparation. Ce serait potentiellement une jurisprudence pour tous les pays anciennement colonisés. moussa.diop@lesoleil.sn