On l’a entendu un jour, sur un trottoir bruyant, entre deux klaxons et trois vendeurs de lunettes : « Je suis libre, je fais ce que je veux ! » Il ne s’agissait pas d’un appel à la révolution, mais simplement d’un jeune homme à qui l’on demandait gentiment de ne pas jeter son sachet d’eau au sol. Il avait l’air sincère.
Même indigné qu’on ose lui faire une remarque. Il parlait au nom de la liberté, comme on brandit un talisman contre les règles, les regards, les limites. Le mot est beau. Il a traversé les siècles, les prisons, les exils. Il est né en silence dans le cœur des esclaves et a grandi dans les rêves des peuples. Il a le goût de l’air frais et la forme d’un chemin qui s’ouvre. Mais depuis quelque temps, la liberté semble avoir changé de tenue. Moins collective, plus personnelle. Moins rêveuse, plus revendicative. Elle s’habille en selfie, se parfume au choix individuel, se coiffe d’autonomie farouche. Elle ne s’adresse plus au « nous », elle murmure au « je ». Et pourtant, la liberté individuelle, cette conquête lente et précieuse, n’est pas née pour contredire le lien social. Elle est fille de la raison, de la justice, du respect des autres.
Ce n’est pas une porte que l’on claque au nez du monde, mais une fenêtre qu’on ouvre pour mieux y respirer. Malheureusement, dans un monde où chacun est invité à « se réaliser », à « s’affirmer », à « ne dépendre de personne », il arrive qu’elle devienne confondue avec une forme d’indifférence, voire de mépris. La cohésion sociale, elle, ne fait pas de bruit. Elle ne passe pas à la télévision. Elle ne twitte pas. Elle s’incarne dans de petites choses : un regard échangé, une place cédée, un mot retenu, une règle respectée. Elle est cette trame invisible qui nous empêche de glisser vers l’anarchie des égoïsmes. Ce n’est pas un carcan, c’est un tissu. Et comme tout tissu, il suffit d’un fil tiré pour que l’ensemble se défasse. Longtemps, dans nos sociétés africaines, la collectivité a dominé. L’individu se définissait par rapport aux autres. L’enfant appartenait à tout le village. La parole était pensée pour ne pas blesser, pour ne pas rompre l’équilibre. Mais l’histoire s’est accélérée.
L’urbanisation, l’école, les réseaux sociaux, les migrations ont délié les appartenances. On est devenu « citoyen », puis « individu », parfois « client ». On s’est inventé des vies parallèles, des communautés de choix, des vérités personnelles. Le vivre-ensemble a reculé devant le vivre-comme-je-veux. Faut-il s’en alarmer ? Pas nécessairement. Car les libertés individuelles ont permis bien des avancées : elles protègent les marges, les voix minoritaires, les différences. Elles ont fait reculer les oppressions silencieuses, les traditions pesantes, les hypocrisies sociales. Elles ont offert un droit d’être soi, ce qui n’est pas rien dans des sociétés longtemps corsetées par le regard des autres. Mais toute liberté se mesure à son usage. Elle n’est jamais un droit absolu, encore moins un prétexte. Être libre, ce n’est pas faire tout ce qu’on peut. C’est savoir ce qu’on doit s’interdire pour que d’autres puissent respirer.
C’est cette politesse de l’âme, ce consentement tranquille à la règle commune, non par peur de la punition, mais par souci de l’harmonie. Cela peut sembler désuet, à l’heure des plateformes et des revendications sans fin. Et pourtant, c’est là que réside notre destin commun. Dans cet équilibre subtil entre droits et devoirs, entre affirmation de soi et considération de l’autre. Car une société sans cohésion est une addition de solitudes. Et une liberté sans limites devient vite une arme. La liberté individuelle n’est pas soluble dans la cohésion sociale. Elle y trouve au contraire son écrin, sa respiration, son prolongement. Encore faut-il, de temps à autre, lui rappeler qu’elle n’est pas seule au monde. sidy.diop@lesoleil.sn