«Senghor a construit une Nation, Diouf un État. » Au-delà de cette formule, souvent chantée comme une antienne, se cache une réalité que les événements de la semaine dernière ont fait ressurgir avec force.
Le départ désormais acté des militaires français du sol sénégalais a été l’occasion pour le président Bassirou Diomaye Faye, en visite sur les emprises militaires libérées, de rappeler que le Sénégal, au terme de plus d’un siècle d’occupation militaire étrangère sur certains sites, réaffirme aujourd’hui sa souveraineté. Si la souveraineté d’un État repose, selon le triptyque bien connu des historiens, sur la monnaie, le drapeau et le territoire, alors ces hectares recouvrés participent pleinement à sa consolidation. Malgré l’éclectisme d’une nation faite de convergences, des symboles communs s’imposent avec évidence.
Le rattachement de ces terres à notre territoire national renforce ainsi notre souveraineté, mais surtout ravive une nation que les vents contraires n’ont jamais cessé de secouer, ni les tentations de division de menacer. Cette nation sénégalaise n’a pas véritablement attendu Senghor pour trouver ses traits d’union. Autant les différentes strates de sa constitution se poursuivent aujourd’hui, autant elles ne débutent pas avec les indépendances. Le Sénégal médiéval, par exemple, se confondant dans un ensemble africain, devient peu à peu un livre contemporain qui s’écrit grâce à l’archéologie. Les royaumes du Tekrour, le Djolof de Ndiadiane Ndiaye, les emprises de l’empire du Mali sont autant de réalités qui ont façonné notre Moyen-Âge et nos sociétés.
L’arrivée de l’islam, son adoption par ces sociétés, puis son intégration dans les grands empires ont produit un Moyen-Âge sénégalais fascinant et rayonnant, dont nous sommes aujourd’hui les héritiers. De ce legs, le Walo et bien d’autres ensembles politiques et surtout sociaux en sont la continuité pour consolider des bourgeons de la nation sénégalaise même disséminés. Cette multitude est remarquablement expliquée par Boubacar Barry dans son ouvrage aux allures de manuel « La Sénégambie du XVe au XIXe siècle ». Ce livre retrace comment, à travers les grands bouleversements liés à la traite négrière, à l’islamisation progressive des sociétés, aux résistances africaines et à l’imposition du pouvoir colonial, se sont constitués les cadres politiques, sociaux, religieux et culturels qui ont façonné l’espace sénégambien.
Ces dynamiques ont progressivement fait émerger une conscience historique partagée : l’histoire du Ngabou (Gabou) est partagée dans l’ensemble du pays, on retrouve des contrées qui portent le même nom dans la région de Diourbel, par exemple ; Aline Sitoé Diatta est une reine au nord qu’au sud du pays ; des réseaux de solidarité transethniques émergent avec l’islam, mais aussi la parenté à plaisanterie très efficace pour l’édification de totem symbolique contre l’esclavage (Diola, Sérère, Pulaar, Wolof) ; et un territoire structuré. Ce fond tellurique constitue ce que Benedict Anderson a appelé une « communauté imaginée » qui constitue les fondements de l’État-nation sénégalais au XXe siècle.
Il s’agit, donc, d’une imagination bien réelle, celle qui nous fait partager nos drames en commun : les séquelles des trois jours de braise à Dakar, en mai 1968 ; la mort des 93 militaires sénégalais dans un crash d’avion au Moyen-Orient, en mars 1991 ; l’incommensurable naufrage du bateau Le Joola, en septembre 2002 ; ou encore la défaite cruelle (0-1 contre la Côte d’Ivoire), un vendredi au Caire, en 1986.
Autant d’épisodes aux traumatismes longs, mais qui ont, comme Janus, la divinité romaine aux deux visages, leur revers joyeux : ce peuple debout qui, fin août 1958, envoyait un message à De Gaulle en brandissant des pancartes comme on enverrait aujourd’hui un message WhatsApp ; ce peuple rassemblé pour célébrer la Korité, Pâques, la Tabaski ou Noël ; ce peuple qui, bien que divisé par le jeu démocratique, est fier d’avoir connu trois alternances à la tête de son État sans coup férir ; enfin, ce peuple en apothéose, comme le titrait Le Soleil en février 2022, pour célébrer le sacre de son équipe nationale de football, championne d’Afrique. Cet ensemble qui a en commun une représentation mentale vient tout juste de retrouver l’intégralité de son territoire, amputé, faut-il le rappeler, de plus de 35 hectares depuis 1920.
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