«Cheikh Anta mooy wadja… c’est un homme neuf », s’enthousiasmait Ibrahima Sar. Ce syndicaliste cheminot, devenu ministre avant son arrestation en 1962 en raison de sa proximité avec Mamadou Dia, avait partagé l’intimité douloureuse de la prison de Kédougou avec ce dernier, ainsi qu’avec Valdiodio Ndiaye et Dialo Diop — frère d’Omar Blondin, décédé durant son séjour carcéral à la prison de Gorée.
Pour Ibrahima Sar, Cheikh Anta Diop incarnait tout ce qu’il espérait d’un engagement politique véritable, mis au service de la nation et du continent. Inflexible, et refusant, jusqu’à son décès en 1976, deux ans après sa libération, de serrer la main de Léopold Sédar Senghor, Ibrahima Sar considérait Cheikh Anta Diop comme le chaînon manquant sur la voie de la souveraineté sénégalaise. Et il n’était pas seul. En 1976, lors du congrès fondateur du Rnd, c’est un représentant de Mamadou Dia, alors alité, qui dirigea les travaux, témoignant ainsi de l’importance cruciale accordée à la pensée de Cheikh Anta par cette génération de pionniers, porteurs du rêve d’un « Grand Soir » de la souveraineté sénégalaise.
Pour eux, le « Pharaon du savoir » offrait des pistes pour réorganiser les sociétés africaines après trois siècles d’esclavage et un siècle de colonisation. Avec Cheikh Anta Diop, l’ambition était claire : transformer ces sociétés en espaces de prospérité matérielle, de libertés publiques, de spiritualité apaisée et de promotion des sciences et des technologies. En un mot, il traçait les linéaments d’une souveraineté sénégalaise indissociable de celle du continent africain. Dans son œuvre majeure, Nations nègres et culture, publiée en 1954 aux éditions Présence Africaine, le professeur Diop esquissait déjà l’avenir de l’Afrique.
Alors que la « balkanisation » était souvent perçue comme le destin inévitable du continent, Cheikh Anta préférait parler de « sud-américanisation » pour décrire la post-colonisation. Six ans avant la vague d’indépendances africaines, il mettait en garde : sans unité, l’Afrique risquait de devenir une mosaïque d’États dictatoriaux, éphémères, économiquement dépendants et soumis à l’influence étrangère. Ainsi, il écrivait : « [L’Afrique] verrait une prolifération des petits États dictatoriaux sans liens organiques, éphémères, affligés d’une faiblesse chronique, gouvernés par la terreur à l’aide d’une police hypertrophiée, mais sous la domination économique de l’étranger, qui tirerait ainsi les ficelles à partir d’une simple ambassade, comme ce fut le cas au Guatemala, où une simple compagnie étrangère, l’United Fruit (Usa), renversa le gouvernement local pour lui substituer un autre à sa convenance, en lien avec l’ambassade américaine, prouvant ainsi la vanité de la prétendue indépendance d’un tel État ».
La nationalité de Senghor questionnée Aujourd’hui encore, près de 70 ans après, l’emprise de certaines multinationales sur les ressources et les politiques africaines confirme la justesse de cette analyse. Cette vision repose sur l’idée d’un fédéralisme africain, développée dans son ouvrage publié en 1960, Les fondements économiques et culturels d’un État fédéral d’Afrique noire. Ce livre, véritable bréviaire pour le développement du continent, plaide pour une union des États africains afin d’assurer leur indépendance économique. Cheikh Anta Diop y écrivait : « Il faut éviter à tout prix de dépendre des autres plus qu’ils ne dépendent de nous, car il s’ensuivrait automatiquement des liens unilatéraux de colonisation et d’exploitation. C’est ce qui rend impérieuse l’idée de fédération de tous les États noirs du continent ».
Conscient que la mise en œuvre de ses convictions économiques nécessitait une implication politique, il créa le Rnd en 1976 et lança des messages forts pour mobiliser les masses, notamment à travers le journal du parti, Taxaw. Ce dernier succédait à Siggi, interdit par Senghor pour « non-respect des normes grammaticales ». Fidèle à son engagement pour la souveraineté nationale, Taxaw posait inlassablement la question provocatrice : « Est-il vrai que le président de la République du Sénégal a la nationalité française ? » Cheikh Anta Diop faisait, ainsi, de la souveraineté, tant nationale que continentale, le socle de sa pensée politique et de son combat pour l’avenir de l’Afrique. moussa.diop@lesoleil.sn