Dans ce monde de certitudes bruyantes et d’opinions en bandoulière, il est devenu presque révolutionnaire de vouloir rester neutre. Imaginez un instant : refuser de choisir un camp, de s’aligner, de scander avec les autres. Scandale !
Vous voilà aussitôt suspecté. D’être lâche, ignorant ou, pire encore, complice. Pourtant, défendre son droit à la neutralité, c’est peut-être aujourd’hui le plus grand acte de résistance intellectuelle. Oui, la neutralité, ce mot qui hérisse les militants, enrage les polémistes et intrigue les philosophes. Pour certains, elle est une fuite. Un moyen confortable d’échapper à la complexité des conflits, à l’engagement nécessaire. Mais à y regarder de plus près, est-ce vraiment si simple ? Être neutre dans un monde polarisé, c’est aussi refuser de tomber dans le piège des binarités simplistes. Ce n’est pas ne pas choisir, c’est choisir de ne pas se faire avaler. Regardons autour de nous : la neutralité est devenue une rareté presque exotique.
Dans le grand bazar des indignations, où chacun doit avoir un avis sur tout, être neutre, c’est comme se promener sans smartphone. Inconcevable ! Il faut être pour ou contre, noir ou blanc, héros ou traître. Et pourtant, la vie, la vraie, ne se réduit pas à ces dichotomies confortables. Prenons la neutralité journalistique, par exemple, ce vieux fantasme qu’on croyait enterré. Voilà une espèce en voie de disparition, chassée par la tyrannie du sensationnalisme et des algorithmes. Combien de rédactions, sous couvert d’objectivité, servent des agendas à peine voilés ? Mais peut-on encore blâmer les journalistes, coincés entre l’urgence de plaire et l’obligation de publier ? Dans un monde où l’impartialité n’est plus une vertu mais une utopie, les neutres sont devenus suspects. Et que dire de la neutralité politique, cette chimère moquée par les tribuns ? Si vous ne choisissez pas un camp, on vous accuse de cautionner l’autre. Vous êtes un « tiède », un indécis.
Un « neutriote », raille-t-on chez nous. Mais qui a décrété que le salut passait par l’allégeance à des idéologies souvent aussi rigides que dépassées ? Peut-être, au contraire, faut-il réhabiliter ce droit à ne pas se laisser enfermer, à observer, réfléchir, questionner. Mais attention, soyons clairs : la neutralité n’est pas l’indifférence. Ce n’est pas fermer les yeux sur les injustices ni se désengager du monde. C’est au contraire une posture exigeante, un effort constant pour échapper à la facilité des certitudes. Être neutre, c’est rester en mouvement, là où les autres s’installent dans leurs positions. C’est accepter de ne pas avoir toutes les réponses, et refuser de se laisser embrigader par ceux qui prétendent les détenir.
Évidemment, cela dérange. Car le neutre échappe aux cases dans lesquelles on aimerait le ranger. Il refuse les raccourcis. Et, dans un monde où l’on exige des positions tranchées, ce refus d’entrer dans le moule est perçu comme une menace. La neutralité, en vérité, met en lumière l’absurdité de notre époque : nous préférons des convictions aveugles à des doutes éclairés. Le droit à la neutralité, c’est aussi, finalement, le droit à la liberté. La liberté de penser par soi-même, sans être sommé de rejoindre une armée d’idées préfabriquées. La liberté de s’autoriser des nuances là où d’autres imposent des dogmes. La liberté d’être humain, avec tout ce que cela suppose de complexité et de contradictions. Alors, oui, défendons ce droit à la neutralité. Pas comme une fuite, mais comme un acte de courage. Dans un monde qui hurle, restons des îlots de silence. Dans une époque qui divise, soyons des ponts. Et surtout, dans cette vaste scène où chacun se croit obligé de jouer un rôle, revendiquons le droit d’être simples spectateurs. Après tout, il y a bien assez de gladiateurs dans l’arène. sidy.diop@lesoleil.sn
Réanimer l’espoir de 1975 (Par Samboudian KAMARA)