Il nous arrive de nous nourrir de la richesse de nos langues et d’en rester tout admiratif. Tenez, réconfortant un ami qui était proche de la solution à son mal, je lui ai dit : « un jour de plus, cela n’est pas long. Et puis, la nuit passe vite ! Demain, tout cela sera fini… » Réponse pleine d’esprit, tout de go : « … À la condition qu’il ne s’agisse pas d’une nuit passée à supporter une douleur vive ! ». Qu’est-ce qu’il avait raison, cet ami ! Tout de suite, il a mis ma mémoire en éveil. Je me suis vite rappelé ma si longue nuit d’une rechute du paludisme, il y a plus de vingt ans. Une douleur dans le silence. Une de ces souffrances permettant de mesurer le privilège de la santé. Voir les autres marcher, courir, boire, manger, rigoler… Un bon baromètre du bonheur pour un être bien portant.
Que voulez-vous ? C’est la nature humaine qui fait parfois que ce que l’on perd prenne de la valeur ! C’est la propension qu’a l’homme de banaliser les trésors de son quotidien. Je vous dis : aux premières minutes de l’aube, j’ai ouvert ma chambre, soumettant mon corps martyrisé par les courbatures aux souffles régénérateurs du matin naissant. Ces nuits noires de souffrance portent en écho la tristesse des jours sans pain. Je ne généralise pas parce qu’il existe des êtres très spéciaux qui traitent la douleur par le sourire.
Des stoïques indéchiffrables. Qu’ils sont différents de certains jeûneurs qui s’organisent en files devant les boulangeries ! Ce bouillonnement est attisé par l’envie d’être le premier servi en pain chaud. Quelques malins, espèce qui heurte la conscience des « légalistes », sont les théoriciens du dernier arrivé, premier servi. Et l’atmosphère, assez souvent, est très, très chaude. Le souffle de l’enfournage ? En tous cas, il y a souvent, dans les parages, très peu de modèles de patience. Très peu de modèles de discipline. Le pain chaud provoque parfois de chaudes empoignades. L’attente et les nerfs à vif sont peut-être l’exorcisme qui nous évite de véritables émeutes du pain. Personne ne veut se laisser rouler dans la farine ! Ce produit est si précieux que sous certains cieux, lorsqu’on dit « faire la guerre au pain », cela signifie la faim extrême. Il est également utilisé pour vanter les valeurs fondatrices. Pour refuser une indignité, ne dit-on pas : « Je ne mange pas de ce pain-là » ? En revanche, le fainéant ne « vaut pas le pain qu’il mange ». Un bon à rien, quoi ! Et quand un produit s’écoule, il « se vend comme des petits pains ». Pas besoin d’une réclame colorée et bruyante.
Le pain de la vie s’écoule de lui-même parce qu’il habite notre imaginaire et agrémente notre quotidien. Il doit certainement être un enfant béni comme la veut la sagesse populaire célébrant le dévouement de la mère qui accepte d’être la « sandale » afin d’avoir un fils porté par la grâce vers les sommets tel un « chapeau ». Le parallélisme est chanté de manière formidable par le défunt Thione Seck magnifiant sa défunte épouse Diaga : « loyale comme la farine l’est avec le boulanger ». En somme, pétrie de valeurs et d’une grande flexibilité à l’égard de son homme comme un pain façonné avant de passer au four. C’est le symbole du très difficile parcours initiatique de la vie avant d’être une femme accomplie. L’enfant-pain a donc une grande destinée. Il a même été un support d’assimilation sous la domination française. Dans son poème « Hoquet », Damas, compagnon de Senghor et de Césaire dans le mouvement de la Négritude, évoquait les exigences de sa mère « voulant d’un fils très bonnes manières à table » : « le pain ne se coupe pas/le pain se rompt/le pain ne se gaspille pas/le pain de Dieu/le pain de la sueur de votre Père ». Le Sénégalais refuse une assimilation de leur si cher pain par le moyen de la promotion du mil ou du maïs. On en oublie que le blé est le produit d’une extraversion du goût.
Cette céréale nous vient de la Chine, de la Russie, des États-Unis, de l’Inde, de la France, du Canada, de l’Ukraine, etc. Ce produit est déjà assimilé par le palais des connaisseurs. Une affaire de goût bien ancré depuis des décennies. Chemin faisant, le pain est devenu une affaire d’État. Nous n’en sommes pas encore à des émeutes du pain comme nous avons connues sur l’électricité. Cependant, à chaque fois que cette baguette déserte notre assiette ou notre bol, survient une sorte de désert culinaire. Une telle composante de notre assiette mérite d’être traitée avec soin. Hélas, le mode de fixation du prix n’est pas du goût des meuniers et des boulangers comme sur un coup de baguette magique. Les taxes donnent du grain à moudre aux acteurs de ce business.
L’État contrôle le thermomètre social afin que la levure des intérêts divergents ne crée pas une protestation suivie de grève comme c’était le cas en janvier 2023 et en janvier 2024. Le maintien des subventions est le (très précaire) prix de la paix sociale à chaque fois que la météo politique nous promet des émeutes du pain du genre de celles connues en Tunisie il y a quatre décennies. L’enfant-pain est choyé. Il passe entre plusieurs mains avant d’égayer la journée de la maisonnée : l’artisan-boulanger, le boulanger-vendeur, le convoyeur, le chauffeur de la voiture de livraison ou le charretier, encore le convoyeur s’il arrive à destination, le détaillant et enfin le consommateur. Un circuit… pétri de bactéries !
Réanimer l’espoir de 1975 (Par Samboudian KAMARA)