Dans le film « Camp de Thiaroye » (1988), le spectateur manquerait, sans grande attention, l’acteur principal. Le long de la fiction dramatique, « Mon Pays » n’a pas dit un mot.
Il mimait, grognait, gigotait souvent, s’irritait beaucoup, souriait peu, ou était statique. Cependant, il était celui qui concentrait le mieux en son personnage tout le drame et les traumatismes que Sembène Ousmane et Thierno Faty Sow voulaient exposer à travers ce film mémoriel et historique de 157 minutes. « Mon Pays », s’il n’est pas coiffé de son stahlhelm (casque en acier estampillé SS, symbole du soldat allemand dans la Seconde Guerre mondiale), s’y agrippe comme si son existence en dépendait. Au front, les Allemands lui avaient coupé la langue.
Le casque est alors un patrimoine insidieux dont il ne se sépare quand même pas, car il est quelque part une relique identitaire. C’est un fétiche, son histoire. Tandis que les autres tirailleurs étaient désignés par leurs pays d’origine, « Mon Pays », dont on ignore l’origine, reste impersonnel et convergent. L’Ivoirien Sidiki Bakaba, qui l’a interprété, nous confiait en interview (avril 2021) que Sembène lui a dit vouloir montrer l’Afrique cruellement contrainte au silence de son Histoire. Dans le roman « Terre ceinte » (2014) de Mohamed Mbougar Sarr, on retrouve le silence chez Ismaïla et Idrissa. Le premier, 15 ans, sans montrer de signes avant-coureurs de sa métamorphose, est subitement reclus.
Garçon jovial, studieux et drôle, ses parents se disent qu’il doit être pris d’une nouvelle passion, avant de s’inquiéter. Son ascétisme subit et mystérieux est l’univers qu’il s’est forgé, le sanctuaire de sa quête idéologique et de son idéal d’existence. Les réponses qu’il n’avait pu avoir de ses parents et enseignants inattentifs, Ismaïla est allé les chercher dans les livres et l’errance spirituelle. Sans guide ni préparation. Son radicalisme finit par coûter des vies. Son petit frère Idrissa, qui subit toute cette tragédie en spectateur, négligé par ses parents pendant qu’ils tentaient vainement de récupérer et de redresser le grand frère, finira lui aussi dans un tourbillon mental. Jusqu’à l’irréparable. Les proches n’avaient pas entendu les sirènes, ni su adopter l’attitude et le discours du salut.
Tels beaucoup de parents, ils n’ont ni pu faire attention, ni en avoir et encore moins comprendre ou essayer de saisir les ressentiments de l’intéressé afin d’avoir la posture rédemptrice. Ces deux œuvres nous font constater l’indifférence au silence qui signe notre époque. Tel que le fait remarquer Claudie Bolzinger dans l’article « La Voix du silence en psychanalyse » (2012), il ne s’agit pas de s’arrêter aux comportements, mais de les interroger. Cette interrogation demande méthode, patience, attention, cordialité. La communication, qui n’est pas que parole, ne doit jamais se rompre (Ismaïla et Idrissa). Le silence est une alerte. Il est souvent même un réseau d’autres silences, qui se réveillent voire se révèlent chez l’individu au fil de ses messages (le cas de « Mon Pays »).
La lettre posthume de Matar Diagne, l’étudiant suicidé à l’Université de St-Louis, nous interpelle à ce sujet. Des drames et des rancœurs cruelles se vivent en solitude. Ils sont malheureusement exacerbés par le sentiment d’abandon et de rejet, avec l’inattention aux appels à l’aide. Le silence, faux refuge, est un carcan où se forge souvent la perte. Combien de gens vivent ensemble sans vraiment se connaître ? Combien sont considérés comme les plus forts dans les familles, chez qui on attend l’impossible, sans voir qu’ils sont en réalité les plus faibles à force de s’oublier et de satisfaire les charges ? L’humain dans son unité n’est plus considéré avec empathie. Il n’est plus remarqué avec ses joies, ses traumas, ses dépressions.
Il faut un effort de réconciliation avec la communauté. Faire attention aux personnes qui nous entourent, « di baayante xel ». Un petit « Ça va ? » peut être d’un énorme secours. Individuellement, il faut savoir que rien ne fonctionne sans équilibre. Donner sans attendre en retour nourrit l’âme. Recevoir permet de se remplir et se régénérer pour mieux encore offrir. Ce que nous donnons peut ne pas trouver immédiatement sa place, mais cela ne signifie pas que notre geste est insignifiant. Quelqu’un, quelque part, saura chérir notre offre. Il ne faut juste pas se décourager à être soi, à être bon.
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