Son tourment démarre avant même qu’il ne quitte le lit. Le repas de l’aube à peine digéré, tout son esprit est déjà mobilisé sur celui de la rupture. Quand il pense qu’il a encore dix heures à ronger sa…faim, tout son système digestif en frémit.
Dix heures ! Pour une panse en manque d’aliments, autant dire une éternité. C’est avec donc la mine boudeuse d’un enfant gâté à qui la puissance divine a privé son goûter, que notre bonhomme se résout, malgré lui, à affronter la journée d’abstinence. Les nerfs à fleur de peau, le moindre geste, le plus petit mot à son endroit le contrarie. Sourdement, il en veut tout le monde, à ce Dieu invisible qui l’affame, mais surtout à cette société inquisitrice toujours là à s’occuper de ce qui ne la regarde pas. « Loula téré woor » ? Pour s’éviter cette calembredaine qui sifflerait dans ses oreilles, M. Quidam, puisqu’il faut lui trouver un nom, appelons-le ainsi, jeûne donc à contre-coeur. Le chemin de croix, oups de croissant lunaire se poursuit au bureau. C’est à peine s’il à l’énergie pour soulever une feuille de papier.
Ce n’est pas de sa faute, il ne fallait pas lui demander de venir travailler le ventre vide. Il y a bien un dicton wolof qui dit que « saakou bou amoul dara dou takhaw » non ? Alors, il se laisse aller à tenter un petit somme pas réparateur mais rédempteur, tout le haut du corps affalé sur sa table de bureau. Difficile, cependant, de trouver le sommeil quand on a la bouche qui commence à s’assécher, le ventre qui commence à puiser dans ses dernières réserves et l’esprit qui souffre le martyre. Mais ô miracle ! Morphée le prend en pitié et le love dans ses bras. M. Quidam obtient plus qu’une sieste. Il se réveille brusquement au moment où le personnel féminin de la boîte, par la grâce d’un réaménagement horaire – sexiste pour certaines féministes 2.0 – s’apprête à quitter pour aller préparer le ndogou pour leur mâle dominant (cachez cette partie à nos féministes). Il profite du branle-bas pour s’éclipser. Le revoilà sur le chemin du retour à son domicile. La perspective de savoir qu’il a déjà fait les 2/3 de sa traversée fringale lui redonne un peu d’énergie.
Avec les embouteillages monstres, tout le monde voulant rentrer en même temps, notre bonhomme opte pour la marche. Le temps douillet qu’il fait à Dakar le lui permet, quand ses coreligionnaires de l’intérieur du pays ne sont pas loin de croire qu’ils sont à la lisière des fours crématoires célestes. Alors, M. Quidam en profite pour faire quelques emplettes en route. Ventre creux n’ayant pas d’oreilles, l’esprit en bataille contre la faim est forcément incapable de jugeote. Ne comptez pas sur lui pour se passer des produits au bord de la péremption qui ont fini de cramer sous le soleil et garnissent les tables de nos petits commerçants. Mixture de sachet de jus en poudre, boîtes de conserve, dattes, lait concentré sucré, écrémé, semi-écrémé, fruit de saison, beignet. Rien n’échappe à sa folie dépensière. Après un détour par la boulangerie et le boutiquier du coin chez qui il se permet quelques achats de menus fretins malgré la hausse incompréhensible des prix, c’est avec un sachet plein de provisions qu’il franchit le seuil de la maison.
Sa bonne dame, connaissant la gloutonnerie de son mari, avait déjà anticipé sur le menu digne d’une ripaille gargantuesque. « Allahuma laka sumtu » n’a pas encore tonné, mais M. Quidam est déjà attablé. Devant lui, une enfilade de mets. Il s’en pourlèche les babines. Les tentatives de la marmaille de s’inviter à la table l’énervent. « Hey, togleen fé ba gnou paré », le ton martial pour éloigner ses pique-assiettes qui, durant la journée, en guise de repas, ont dû se contenter des reliefs du dîner de la veille. Les pauvres ! Enfin, le clairon de la rupture sonne. Notre glouton se lance avec l’énergie de l’affamé dans son entreprise de déglutition massive. La séance de rattrapage alimentaire vire au massacre.
En un temps deux mouvements, la table soigneusement dressée se transforme en fouillis de restes de nourritures. Et c’est la bouche pleine et le ventre surchargé qu’il se rappelle la prière de Timis. L’acte de dévotion accompli difficilement, M. Quidam se vautre sur son canapé et, la télécommande entre les mains, zappe de chaîne en chaîne au gré des sketchs ramadan soporifiques. Histoire de digérer avant d’engager le grand combat du dîner qu’il digérera, une fois de plus, devant le poste téléviseur, à regarder les talk-shows, les mêmes et peu inspirés, d’une télé à l’autre. Le même manège reprend le lendemain et ainsi de suite jusqu’à la fin du Ramadan. Et curieusement, M. Quidam sera le premier étonné de constater qu’il a dépensé plus que d’habitude durant cette période et qu’il a pris de l’embonpoint. elhadjibrahima.thiam@lesoleil.sn