Contrôler le récit. Entre les médias traditionnels et les réseaux sociaux, la bataille pour la primauté de la prise de parole fait rage. Du traditionnel « képpar » sous l’arbre à palabres à l’agora de la Grèce antique, la prise de parole a toujours été un acte public.
Mais cette tradition contraste avec les médias modernes, souvent accusés de contrôler le récit, qu’il s’agisse d’une volonté réelle ou supposée. Face à cette perception, les réseaux sociaux se positionnent aujourd’hui comme les héritiers modernes du tract. « Toute la presse est toxique. Lisez les tracts. Les affiches. Le journal mural », recommandait un célèbre tract attribué à l’École des Beaux-Arts de Paris.
Bien que difficile à dater, ce message illustre une dénonciation ancienne de l’accaparement de la parole publique par le pouvoir médiatique. Ce constat ne date donc pas de l’émergence des réseaux sociaux ou de la génération Z. Les générations précédentes (B, X et Y) partageaient des critiques similaires. Lors des luttes pour l’indépendance, le président français Charles de Gaulle en a fait l’amère expérience. Le 26 août 1958, son célèbre « si les porteurs de pancartes veulent l’indépendance, qu’ils la prennent » était une réponse à la campagne d’affichage habilement orchestrée par Waldiodio Ndiaye et d’autres partisans d’une rupture plus radicale avec la France.
Dix ans plus tard, en mai 1968, des manifestations politiques et sociales éclatent dans la jeune République sénégalaise, comme ailleurs dans le monde. Pendant les « trois jours de braise » à Dakar (28, 29 et 30 mai), où le régime de Senghor vacilla face à la conjonction de plusieurs corps intermédiaires (syndicats étudiants et travailleurs), les tracts et affiches jouèrent un rôle clé dans la sensibilisation et la diffusion des revendications. À l’époque, l’importance des tracts s’explique par le monopole de l’État sur la presse, avec « Dakar Matin » (ancêtre du journal Le Soleil) et Radio Sénégal. Quant à la télévision, elle ne fera ses débuts qu’en 1972.
Pour toucher un large public, les étudiants de mai 1968 se tournèrent vers les tracts. Leur diffusion dans les universités, lycées, entreprises et foyers constituait des moments d’échange, permettant de recueillir les opinions des populations sur les enjeux du moment. De nombreuses figures des événements de mai 1968 au Sénégal ont utilisé les tracts pour porter leurs revendications sociales, étudiantes et politiques. Dans les diverses organisations (professionnelles, sociales, étudiantes, sportives), des structures étaient dédiées à leur conception, distribution et collage. Ces militants étaient en quelque sorte les community managers avant l’heure.
Si certains tracts étaient diffusés clandestinement, comme en mai 1968, d’autres étaient affichés ouvertement. Les tracts abordaient aussi des questions nationales, économiques et internationales, souvent en soutien aux figures du panafricanisme. Ainsi, lors du renversement de Nkrumah en 1966, des tracts dénonçaient l’impérialisme comme responsable de sa chute au Ghana. De même, des tracts circulèrent pour soutenir Modibo Keita (renversé en 1968 au Mali) ou Ben Bella (déposé en 1965 en Algérie). Ces caractéristiques font des tracts les précurseurs des réseaux sociaux. Ils étaient accessibles à tous, gratuits et parfois traduits pour ceux qui ne comprenaient pas le français.
Comme les réseaux sociaux aujourd’hui, ils facilitaient une prise de parole publique sur tous les sujets et favorisaient la vulgarisation des idées. Syndicalistes, travailleurs et étudiants continuèrent à utiliser les tracts après mai 1968. En 1971, par exemple, un tract intitulé « Qui a ouvert la voie de la violence ? » dénonçait « la violence institutionnelle » imputée au régime de Senghor. Comme certains posts sur les réseaux sociaux actuels, les tracts servaient parfois de preuves pour confondre leurs auteurs.
Après l’âge d’or du tract, qui a dominé presque les deux premiers tiers du 20e siècle, les journaux ont pris soin de se démarquer, telle une vierge dans une maison close, des contenus des tracts, souvent perçus comme de simples outils de propagande. Aujourd’hui, ce sont ces mêmes accusations qui refont surface, portées par des médias comme « Le Monde », qui ont décidé de quitter X (ex-Twitter) en raison de « l’intensification de l’activisme » de son patron Elon Musk, désormais conseiller de Donald Trump, et de « la toxicité croissante des échanges » sur ce réseau social.
Réanimer l’espoir de 1975 (Par Samboudian KAMARA)