Il fut un temps où la vérité, bien que souvent disputée, finissait par triompher. On pouvait la traquer, l’exiger, la démontrer, et si elle dérangeait, elle imposait néanmoins son autorité. Mais aujourd’hui, ce socle vacille.
Nous ne sommes plus à l’époque où l’on cherchait à s’approcher du réel par la raison et les faits établis, mais dans un monde où la vérité se négocie, se façonne selon les désirs de chacun. L’ère de la post-vérité n’est plus une hypothèse ou un concept abstrait : elle est devenue l’air du temps, un climat où la perception l’emporte sur la démonstration, où l’émotion supplante le raisonnement. Le terme « post-vérité » a fait son entrée dans le vocabulaire politique et médiatique au début des années 2010. Il désigne une époque où les faits objectifs pèsent moins dans l’opinion publique que les émotions et les croyances personnelles. Autrement dit, ce qui est ressenti comme vrai l’emporte sur ce qui peut être prouvé.
Ce glissement ne s’est pas fait du jour au lendemain. Il est le fruit d’un long processus où la défiance envers les institutions, la multiplication des sources d’information et l’omniprésence des réseaux sociaux ont contribué à brouiller la frontière entre vérité et fiction. Prenons l’exemple de la politique. Jadis, un scandale documenté pouvait suffire à précipiter la chute d’un responsable. Un mensonge avéré, une contradiction manifeste, et c’était l’opprobre. Aujourd’hui, ces règles semblent obsolètes. Un responsable mis en cause n’a plus besoin de démontrer son innocence : il lui suffit de semer le doute, d’inverser les rôles, de dénoncer un complot ourdi par ses adversaires. L’important n’est plus de prouver qu’une information est fausse, mais d’affirmer qu’elle fait partie d’une grande manipulation. Peu importe la solidité des faits : ce qui compte, c’est la force avec laquelle on martèle un contre-récit.
Ainsi naissent des vérités parallèles, imperméables aux preuves, aux enquêtes, aux rectifications. Les réseaux sociaux ont joué un rôle clé dans cette transformation. Jadis, la diffusion de l’information était filtrée par des médias soumis à des règles de vérification. Aujourd’hui, tout le monde peut devenir émetteur d’information. Un mensonge bien tourné, une rumeur alléchante, et l’illusion se propage à la vitesse de l’éclair. Les algorithmes favorisent les contenus qui suscitent l’indignation et l’émotion, amplifiant ainsi les discours les plus spectaculaires au détriment des analyses nuancées. Pire encore, les démentis arrivent toujours trop tard. Une fois qu’une idée s’est ancrée dans l’esprit du public, il est presque impossible de l’en déloger. Un mensonge efficace continue de vivre, même après avoir été largement réfuté. Mais la post-vérité ne se limite pas à la sphère politique. Elle contamine également la science, la santé, l’histoire.
Les controverses autour du changement climatique ou des vaccins en sont des illustrations frappantes. Face à une expertise jugée opaque ou arrogante, beaucoup préfèrent les récits alternatifs, ceux qui flattent leur méfiance instinctive plutôt que ceux qui exigent une réflexion rigoureuse. Dans ce monde où chacun peut choisir sa propre vérité, le savoir lui-même devient suspect. On en vient à remettre en question des évidences établies de longue date, simplement parce qu’elles déplaisent ou qu’elles ne correspondent pas aux attentes d’un groupe. Sommes-nous définitivement condamnés à ce règne du flou ? Peut-être pas. Mais il faut reconnaître que la lutte pour la vérité est devenue plus difficile.
À une époque où l’opinion se forme en quelques secondes, où l’information est consommée comme un divertissement, il ne suffit plus de démontrer : il faut convaincre. La vérité ne peut plus s’imposer d’elle-même, elle doit être défendue avec autant d’habileté que ceux qui la travestissent. Cela suppose un effort collectif : réapprendre à vérifier, à douter de ce qui nous arrange, à accepter la complexité. Dans un monde saturé de récits contradictoires, la pensée critique est devenue une nécessité vitale. Car à trop nous laisser bercer par les illusions de la post-vérité, nous risquons d’oublier que la réalité, elle, finit toujours par nous rattraper. sidy.diop@lesoleil.sn