On nous le ressert chaque année, dans le même jargon technocratique : « l’indice de pauvreté », « l’Indice de pauvreté multidimensionnelle (Ipm) », « le seuil de pauvreté »… Dans des studios climatisés, les chroniqueurs et analystes économiques alignent les pourcentages comme des prières statistiques. 37,5 % des Sénégalais vivraient en dessous du seuil de pauvreté, nous dit-on, avec une insistance presque scientifique.
Dramatique. Mais à quoi sert ce chiffre pour celui qui, chaque matin, se lève sans savoir ce qu’il mettra dans la marmite du soir ? C’est un peu comme ce fameux taux de croissance que l’on oppose, avec justesse, au panier de la ménagère. La pauvreté, on n’a pas toujours besoin de la mesurer. Elle se voit, elle s’entend, elle se respire. Mon ami « Bro », sociologue du quotidien et statisticien des ruelles poussiéreuses, a trouvé mieux que les enquêtes coûteuses. Il a son propre indice, un baromètre de misère qui ne trompe jamais. D’abord, les ânes. Oui, les ânes. Plus une ville en compte, plus la pauvreté y a élu domicile. Non pas que l’animal soit en soi un malheur, mais parce qu’il est l’outil obligé de ceux qui n’ont pas accès aux camions, aux motos, aux moyens modernes.
L’âne devient, malgré lui, l’emblème d’un pays qui peine à entrer dans la modernité. Ensuite, le commérage. Là où la rumeur court plus vite que le pain chaud, c’est que le temps est vide et que les ventres le sont aussi. Car le pauvre, privé de loisirs et de perspectives, s’invente un théâtre quotidien : celui des autres. « L’oisiveté est la mère de la pauvreté», dit-on ; mais ici, c’est la pauvreté qui nourrit l’oisiveté. Enfin, dernier signe : la démographie galopante. Là où les berceaux s’alignent sans fin, la misère s’installe. Faire des enfants devient l’unique activité gratuite, presque une revanche sur une vie qui n’offre pas d’autres alternatives. Un pays riche compte ses usines, un pays pauvre compte ses berceaux. Puis vient la référence résignée à l’expression : « Dieu est au contrôle ».
La population qui en use et en abuse a épuisé ses solutions. Dieu devient le seul recours, l’opium qui anesthésie la douleur des jours sans horizon. Enfin, l’absence de loisirs. Dans les pays pauvres, on ne se repose pas, on survit. Se divertir est un luxe inaccessible. Le riche va au théâtre, au cinéma, au sport ; le pauvre s’use dans un quotidien sans répit, où l’effort est constant et la récompense rare. Voilà le véritable indice de pauvreté, celui que les experts oublient toujours de mentionner : l’indice invisible, celui que l’on croise en marchant, celui qui se lit dans les regards, celui que les chiffres taisent. Alors, bien sûr, il faut les statistiques pour comparer, convaincre, orienter les politiques publiques.
Mais il faut surtout ouvrir les yeux et les oreilles. Car la pauvreté ne se cache pas derrière des colonnes de chiffres : elle est dans nos rues, dans nos conversations, dans nos berceaux, dans nos silences. Et tant qu’on se contentera de la mesurer sans vraiment la combattre, les pourcentages ne baisseront pas. Ils ne feront qu’illustrer une évidence : nous sommes devenus experts en chiffres, mais toujours ignorants en dignité.
Par Abu Oumar