Entre un médecin devenu prophète du numérique et un homme politique aguerri, le dialogue pouvait sembler improbable. Et pourtant, « L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? »*, signé par Laurent Alexandre et Jean-François Copé, fait naître une conversation salutaire sur les périls d’un monde livré aux algorithmes.
L’un parle en scientifique fasciné et inquiet, l’autre en élu soucieux d’institutions fragilisées. Ensemble, ils dressent le portrait d’un avenir qui se joue déjà, où l’intelligence artificielle s’immisce dans le cœur même de la décision politique. Laurent Alexandre, chirurgien, essayiste et agitateur d’idées, ouvre le bal avec la précision d’un scalpel. Pour lui, l’IA n’est pas un outil neutre mais une force qui recompose les rapports de pouvoir, redistribue les hiérarchies, modifie la nature même de la liberté. Les machines apprennent, calculent, prévoient. Et pendant que nous déléguons nos choix aux algorithmes, nos démocraties, déjà vacillantes, s’endormiraient dans une illusion de rationalité. L’auteur évoque la désinformation automatisée, les manipulations de masse, la surveillance généralisée, cette capacité qu’ont les plateformes à orienter nos désirs et nos colères. L’humanité, dit-il, risque moins de perdre le contrôle technique que le contrôle moral de son propre destin.
Jean-François Copé, lui, répond en politique. Face à la vertigineuse avance des géants américains et chinois, il plaide pour une souveraineté numérique européenne. Le progrès, dit-il, n’est pas à fuir mais à maîtriser. La démocratie doit réapprendre à gouverner la technique au lieu de la subir. L’IA ne tuera la liberté que si la liberté baisse les bras. Derrière le ton professoral, on devine la foi d’un républicain qui croit encore à la capacité de l’homme à reprendre la main sur ses outils. Leur livre se lit comme une conversation inquiète et lucide, où les angoisses d’un visionnaire croisent le réalisme d’un élu. Alexandre alerte ; Copé tempère. Ensemble, ils cherchent l’équilibre entre la fascination et la peur. Les pages de l’un sont traversées d’éclairs : transhumanisme, eugénisme, dictatures numériques, effacement du libre arbitre. Celles de l’autre offrent un souffle politique : éducation, régulation, coopération européenne.
L’un prévient la catastrophe, l’autre cherche la parade. Mais c’est dans leurs désaccords que le livre prend toute sa force. Alexandre, fidèle à son tempérament d’alerteur, parle de « tsunami technologique » et de « révolution des révolutions ». Copé, plus pondéré, refuse de céder à l’apocalypse. Entre eux, le lecteur circule comme entre deux pôles d’un même aimant : la peur du futur et la foi dans la raison. Et cette tension, bien plus qu’un simple débat d’experts, dit quelque chose d’essentiel sur notre époque : nous vivons la mutation sans en maîtriser le sens. Certes, le texte a vieilli sur certains points. Publié en 2019, il ne connaît ni ChatGPT ni les révolutions récentes de l’IA générative.
Certaines prédictions sonnent aujourd’hui comme des rappels plus que comme des révélations. Pourtant, la plupart des inquiétudes formulées alors se sont matérialisées : désinformation algorithmique, fragilité de la vérité, impuissance politique face aux géants du numérique. L’essai avait vu juste : la technologie n’est pas un progrès en soi, elle est un miroir tendu à nos faiblesses. Plus qu’un essai sur la technologie, L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ? est un appel à la vigilance civique. Alexandre et Copé nous rappellent que la démocratie ne meurt pas d’un coup d’État, mais d’une lente anesthésie collective. Quand la décision se déplace des hommes vers les systèmes, quand le débat se dissout dans les flux de données, quand la vérité devient variable selon l’algorithme, alors il est temps de se réveiller. * Laurent Alexandre, Jean-François Copé : L’IA va-t-elle aussi tuer la démocratie ?, J.-C. Lattès, 2019, 150 pages