Dans un monde en pleine recomposition géopolitique, où les anciennes certitudes s’effondrent, la France s’accroche désespérément à une diplomatie rigide, teintée d’un paternalisme condescendant. Elle semble oublier que l’Afrique, longtemps exploitée pour asseoir sa prétendue grandeur, s’est affranchie des illusions postcoloniales. Lors de la conférence des ambassadeurs, le 6 janvier dernier, Emmanuel Macron a ravivé les plaies d’une relation déséquilibrée en déplorant l’absence de « merci » des dirigeants africains à propos de la lutte contre le terrorisme menée par l’armée française au Sahel. Cette déclaration, qui transpire l’amertume, soulève une question cruciale : que reste-t-il de légitime dans cette politique étrangère, si ce n’est une arrogance désuète et un paternalisme déconnecté ? Pourquoi les Africains devraient-ils remercier la France pour avoir lutté contre le terrorisme qui menace ses intérêts stratégiques au Sahel ? Doit-on aussi la remercier pour l’esclavage, la colonisation ou encore un néocolonialisme ostentatoire qui perdure ?
Les maladresses symptomatiques des élites politiques françaises, particulièrement depuis Sarkozy, illustrent une diplomatie dépassée, déconnectée des réalités africaines en perpétuelle transformation. Cet héritage postcolonial de la « Françafrique », où des réseaux informels ont longtemps maintenu l’influence française malgré les indépendances officielles, continue de produire ses effets négatifs. Les alliances stratégiques, souvent conclues au détriment des aspirations démocratiques locales, et les accords économiques inéquitables nourrissent un ressentiment croissant envers Paris. Ce ressentiment fragilise une France qui voit s’effriter une partie de sa grandeur, historiquement bâtie sur l’exploitation et la subordination de l’Afrique.
I- L’Afrique : le pilier invisible d’une grandeur française
La grandeur de la France, souvent exaltée à travers des moments pivots comme la Révolution française et les Lumières, repose sur un récit d’universalisme, de liberté et d’égalité, tout en affirmant sa puissance mondiale. Cependant, derrière cette narration flatteuse, se dissimule une vérité soigneusement voilée: une part importante de cette prospérité s’est construite grâce à l’exploitation des ressources, des peuples et des territoires africains. Forgé par des siècles de traite esclavagiste et de domination coloniale, ce lien a consolidé la position économique et politique de la France à l’échelle internationale. Bien plus qu’un simple chapitre de son histoire, cette relation asymétrique – qui a enrichi la métropole au détriment des colonies – demeure profondément ancrée dans les récits officiels. L’analyse incisive de Karl Marx dans Le Capital trouve ici une résonance particulière : « Le Capital arrive au monde, suant le sang et la boue par tous les pores. ». En glorifiant une grandeur partiellement édifiée sur l’exploitation brutale de l’Afrique, la France esquive une dette morale et historique qu’elle persiste à ignorer. Ce déni, loin de renforcer sa légitimité, érode l’image d’un universalisme prétendu, révélant un paradoxe insoutenable entre ses idéaux proclamés et sa pratique historique.
Macron a raison : « L’ingratitude (…) c’est une maladie non transmissible à l’homme ». Pourtant, c’est bien la France qui semble souffrir de ce mal. Si elle s’est imposée comme championne de la liberté lors des deux guerres mondiales, elle l’a fait au prix du sang africain, sans jamais adresser le moindre « merci » à ceux qui l’ont sauvée. Pendant la Première Guerre mondiale, plus de 200 000 soldats africains, principalement issus des Tirailleurs sénégalais, furent enrôlés, souvent de force, pour combattre sur les champs de bataille européens. Ces hommes, arrachés à leurs terres, furent envoyés en première ligne, exposés à une mort quasi certaine dans des conditions de combat extrêmes et sans équipements militaires adéquats. Près de 30 000 d’entre eux périrent, sacrifiés pour une nation qui ne les voyait ni comme des citoyens, ni comme des égaux. La Seconde Guerre mondiale ne fut guère différente. Plus de 300 000 Africains participèrent aux campagnes d’Italie et de Provence, contribuant directement à la libération de la France. Leur engagement, cependant, ne fut récompensé que par l’oubli et l’humiliation. Le massacre de Thiaroye, en décembre 1944, illustre tragiquement ce mépris structurel : des soldats africains, démobilisés et spoliés de leurs soldes, furent abattus pour avoir réclamé justice. Officiellement réduit à 35 morts, cet épisode révèle une réalité cruelle : la France considérait ses « sujets » comme des outils jetables, abandonnés une fois devenus inutiles. Ironie du sort, c’est peut-être l’Afrique qui, en se battant contre l’ingratitude et l’humiliation, a montré à la France ce que signifie rester profondément humaine. Ces sacrifices ne sont pas de simples faits historiques : ils exposent un paradoxe insoutenable. Les idéaux de liberté et d’égalité proclamés par la France se sont souvent construits sur la négation de l’humanité et de la dignité africaines.
Cette logique de domination n’a pas disparu avec la fin de la colonisation ; elle s’est réinventée en un néocolonialisme économique qui maintient l’Afrique au service des ambitions françaises. Depuis les années 1960, des ressources stratégiques comme l’uranium du Niger, exploité par Areva (aujourd’hui Orano), continuent d’alimenter la puissance nucléaire française. Environ 40 % de l’uranium utilisé en France jusqu’à une date récente provient de ce pays, pourtant parmi les plus pauvres du monde et sans approvisionnement viable en électricité. Ce contraste illustre un système de prédation où les bénéfices sont captés à Paris, tandis que les retombées locales restent modiques. Le pétrole du Gabon, le cacao de Côte d’Ivoire, ou les phosphates du Togo renforcent cette dynamique, consolidant l’industrialisation française au détriment d’économies africaines dépendantes et fragiles. Le franc CFA, imposé à 14 pays africains depuis 1945, symbolise cette relation inégale fondée sur une monnaie à parité fixe qui plombe les politiques de développement du continent. Présenté comme un gage de stabilité, il entrave en réalité leur souveraineté économique, perpétuant un ordre néocolonial dissimulé sous une apparente coopération apparente.
Face à ces réalités, l’Afrique ne peut plus être réduite à un simple objet de l’histoire française. Acteur central, elle incarne une résilience et une créativité qui transcendent les siècles de domination. Si la France a prospéré, c’est aussi grâce à l’Afrique. Reconnaître cette interdépendance, loin d’affaiblir la France, renforcerait sa légitimité sur la scène internationale. Une véritable grandeur réside dans l’acceptation de ses dettes historiques et la construction d’un avenir équitable. Si la France aspire à incarner un modèle universel, elle doit réconcilier son récit national avec une réalité longtemps occultée et considérer l’Afrique non comme un partenaire subalterne, mais comme une force égale, essentielle à son avenir.
2- Et si les interventions militaires françaises n’étaient qu’une illusion d’altruisme ?
Depuis la période coloniale, les interventions militaires françaises en Afrique ont marqué, parfois de manière indélébile, les relations entre Paris et ses anciennes colonies. Officiellement présentées comme des réponses à des impératifs stratégiques, sécuritaires ou humanitaires, elles s’inscrivent dans une logique de maintien de l’hégémonie française sur le continent. Cependant, derrière ce discours empreint d’une apparente bienveillance se dissimulent des enjeux mêlant intérêts économiques, ambitions géopolitiques et perpétuation d’une dépendance néocoloniale.
Pendant la colonisation, l’armée française fut l’outil principal d’expansion et de contrôle de l’empire colonial. Des campagnes brutales comme la conquête de l’Algérie (1830-1900) ou la répression des résistances africaines au Soudan, au Dahomey et à Madagascar témoignent de cette dynamique. La logique militaire coloniale était simple et brutale : pacifier, soumettre et intégrer les populations locales dans un système économique et politique orienté exclusivement vers les intérêts de la métropole. Cette entreprise s’appuyait sur une violence systématique : massacres, déplacements forcés et réquisition de main-d’œuvre pour les travaux forcés. Ces interventions ont durablement militarisé les relations entre la France et ses colonies, posant les bases d’un modèle qui perdure aujourd’hui sous des formes renouvelées.
Après les indépendances des années 1960, les interventions militaires françaises ont évolué sous le prétexte de la coopération et de la défense mutuelle. Les accords de défense signés avec des pays comme la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Gabon, le Cameroun et le Tchad ont permis à la France de maintenir une présence militaire permanente en Afrique. Durant la Guerre froide, la France a renforcé son rôle de « gendarme de l’Afrique », menant une politique d’interventionnisme systématique. Ces interventions, officiellement justifiées par des préoccupations de stabilité régionale ou de lutte contre des menaces idéologiques, servaient en réalité à soutenir des régimes alliés et à protéger les intérêts stratégiques de Paris. L’intervention au Gabon en 1964 pour rétablir Léon Mba après une tentative de coup d’État en est une illustration notable. Cette action, visant à garantir la continuité d’un régime favorable à la France, assurait la protection de ses intérêts économiques et politiques. De même, l’opération conjointe avec la Belgique en 1978 dans le Katanga, riche en ressources, montre l’importance accordée à la sécurisation des zones stratégiques. L’opération « Manta » au Tchad (1983-1984) illustre cette logique, cherchant à contrer les ambitions de Kadhafi tout en protégeant les ressources pétrolières et minières françaises. Ces interventions révèlent un double discours : promouvoir la stabilité tout en consolidant une relation asymétrique au service des intérêts français.
La présence militaire française en Afrique, justifiée par des discours sur l’altruisme et la sécurité régionale – tout comme d’ailleurs ses bases françaises, de Djibouti au Niger, présentées comme des outils de stabilisation – sert avant tout à protéger les intérêts économiques de la France et à faciliter sa projection militaire. Ces infrastructures permettent à Paris d’accéder aux ressources stratégiques, de soutenir des régimes favorables et de consolider son influence géopolitique. L’intervention en Libye en 2011 en est une illustration frappante. Officiellement menée pour protéger les civils contre le régime de Kadhafi, cette opération, sous couvert de l’OTAN et des Nations Unies, a entraîné un vide sécuritaire. La prolifération des armes libyennes a renforcé l’instabilité au Sahel, soutenant des groupes armés comme AQMI et d’autres. Les pays du Sahel ne demandent pas à la France de venir les « sauver », mais plutôt de « contribuer » à réparer les graves conséquences de son intervention en Libye. Même les interventions présentation comme un appui cachent mal des enjeux opportunistes. L’opération Serval (2013-2014), bien qu’annoncée comme une mission de sauvetage face aux djihadistes au Mali, visait également à sécuriser les gisements d’uranium du Niger. Son prolongement, Barkhane (2014-2022), malgré des moyens importants, n’a pas réussi à stopper la détérioration sécuritaire.
Quand Emmanuel Macron affirme que, sans l’intervention de l’armée française, aucun pays africain ne serait aujourd’hui souverain, et que les bases françaises ont été retirées « par politesse », il tente de masquer – sous une rhétorique habile – l’impuissance de la France face à une réalité qui lui échappe. En cherchant à maintenir un rôle dominant en Afrique, la France dévoile son impuissance et compromet sa crédibilité, notamment auprès des populations africaines qui aspirent à une pleine souveraineté et à des relations débarrassées des vestiges coloniaux. Les récents retraits militaires français ne relèvent pas d’une stratégie réfléchie, mais d’une contrainte imposée par des États africains décidés à rompre avec des relations asymétriques. Ce rejet croissant de la présence française illustre une perception de cette dernière comme une entrave à la souveraineté locale. L’échec de la force Barkhane au Sahel est particulièrement significatif. Présentée comme un instrument clé de lutte contre le terrorisme, elle n’a pas stabilisé la région. En conséquence, le Burkina Faso, le Mali et le Niger ont rompu leurs accords militaires avec Paris, dénonçant une approche paternaliste et inefficace. Parallèlement, des décisions unilatérales de fin de coopération militaire, comme celles du Tchad et du Sénégal, confirment que la France ne parvient plus à imposer ses choix sur le continent. Les tentatives de redéploiement, comme la co-gestion des bases militaires, ne masquent pas l’évidence : la France ne contrôle plus son agenda africain. Ces retraits, imposés et non souhaités, marquent une rupture nette avec le passé, révélant une érosion durable de son influence face à des États désormais maîtres de leur souveraineté.
Conclusion
La France est à un tournant historique, confrontée à une remise en question de son influence en Afrique, qui lui dit non. Autrefois incontestée, cette influence s’effrite face à des dynamiques locales et globales qui échappent à son contrôle. Les fermetures de bases militaires françaises et l’expulsion des troupes de plusieurs pays du Sahel traduisent cette crise et soulignent l’urgence de repenser les relations entre Paris et l’Afrique.
Rompre avec les schémas néocoloniaux est impératif pour bâtir une coopération renouvelée. Le franc CFA, symbole de dépendance monétaire depuis 1945, freine la souveraineté économique des États africains. Sa suppression, accompagnée de mécanismes économiques équitables, marquerait un tournant décisif. De même, les accords militaires doivent évoluer en partenariats fondés sur la souveraineté nationale, loin de toute logique de domination. La reconnaissance des injustices historiques, comme le massacre de Thiaroye ou le pillage des ressources africaines, est cruciale. Des mesures concrètes – restitution des œuvres d’art pillées, réhabilitation des mémoires effacées – doivent incarner une diplomatie plus humble et légitime. La jeunesse africaine, fer de lance des transformations actuelles, aspire à des relations affranchies du colonialisme. Face à des acteurs comme la Chine, la Russie et la Turquie, la France doit agir pour établir des partenariats équitables et respectueux, garantissant un avenir partagé.
Dr Mamadou Bodian
Laboratoire des Études Sociales
Institut fondamental d’Afrique noire (IFAN-UCAD)
Université Cheikh Anta Diop de Dakar