Quand notre journal est allé à la rencontre de Saint-Louis la semaine d’avant, la ville amphibie avait fini de faire sa mue.
Les effets combinés des changements climatiques et des facteurs anthropiques sur le milieu sont visibles ainsi que l’illustrent les grands et riches reportages sur la vieille cité parus dans nos colonnes ces derniers jours. Les quais de l’île, dans ses parties sud et nord ne connaissent plus ces scènes carnavalesques d’avalanches humaines sur les berges d’il y a plus de cinquante ans, quand c’était la période du napp njaane. C’est-à-dire de la pêche, à l’occasion de grandes effervescences festives, de ce « poisson noble » que les Saint-Louisiens appellent Sikkett Mbow (thiekem de son nom scientifique Galeodides decadactylus) quand il est encore juvénile. Lequel devenu adulte et donc njaane, quittait l’océan Atlantique pour remonter le cours amont du fleuve Sénégal à la faveur de l’étiage de la crue. Lequel correspondait au début de la remontée du biseau salée parfois jusqu’à deux cents kilomètres de l’embouchure. Ces moments d’allégresses collectives qui célébraient Njaane n’existent plus.
Comme ont cessé d’exister aussi ces scènes de compétition de natation qui étaient suivies par les foules sur les berges et les ponts surplombant « la piscine olympique naturelle » et à ciel ouvert sur le petit bras du fleuve entre le quartier sud de l’île et Guet Ndar sur la Langue de Barbarie ; lesquelles ont fait naître des vocations dont les plus grands champions sénégalais de la discipline, natifs de cette ville. Ces moments d’harmonie entre les gens de la ville et leur fleuve parce que njaane sont en passe d’être oubliés, parce le poisson mythique a lui-même disparu des eaux. Et avec lui, (ou presque) le poisson-appât qui permettait de capturer les mastodontes de Njaane. C’est-à-dire cooma, le petit de yaass, le poisson-chat qui deviendra lui-même, beleeg ou le silure noir pouvant survivre des mois avec sa seule grosse tête et ses arrêtes, enfouies dans la boue jusqu’à l’arrivée de l’hivernage prochain.
Les Saint-Louisiens d’alors, en bons fils du Delta, savaient nommer la même espèce de poisson différemment selon son âge et sa taille. Ils pouvaient nommer aussi toute la biodiversité faunique dont les batraciens, varans, serpents, oiseaux aquatiques et crabes en tout genre que non seulement les Doomu Ndar enfants savaient distinguer, désigner, classer par-delà les liens complexes de toutes que ces espèces pouvaient entretenir et notamment dans la chaine trophique. Mais ils connaissaient les histoires, les récits de vies et légendes à elle liés qu’ils se racontaient de génération en génération… Nés, il y a plus de soixante ans, sur ces terres deltaïques effilochées entre les multiples bras du fleuve Sénégal et l’océan Atlantique, ils savaient, très jeunes, nommer tous les lieux de l’île et du fleuve (Waxandee, Coleet ba, Njaal ma, Keubbeu, etc.) ; ainsi que autres îles alentours (Boppu Coor, Booyo, Dun baaba, Jeey, Xorr, Soor).
Ils comprenaient certains interdits liés à ces lieux et savaient tirer parti des merveilles de la nature que recelaient ces sites, sans en enfreindre les ressources. Ils connaissaient, déjà pris jeunes, ce que représentaient toutes ces figures thériomorphes liées aux divinités de l’eau et aux cultes séculaires que, depuis la nuit des temps, leurs communautés pratiquaient… Ils savaient décortiquer le message du génie tutélaire du fleuve Maam Kumba Bang et ses sœurs Maam Kumba kantaay et Laala Xeer quand Gangari l’oracle des profondeurs abyssales « tombait », pour annoncer ce qui allait advenir dans la ville. Car leur imaginaire d’enfant était saturé de récits de toutes ces figures spiritualisées et êtres surnaturels à peu ou prou liés au fleuve comme Ndoox-ndoox, Nittu ndox, Yolaan. Ils connaissaient aussi les vertus magiques de Teumbeulaay, le talisman qui permettait aux femmes occupées à des tâches domestiques sur le fleuve de mettre à l’abri leurs bébés en les faisant « flotter » plutôt que de les maintenir attachés au dos sous le soleil caniculaire. Ces repères perdus sont les signes patents que l’écologie originaire de cette zone a été bousculée.
Ce qui est à la source d’une déshérence symbolique née de l’osmose rompue entre les enfants de Saint-Louis avec leur fleuve (Jukk de son nom en wolof dont très peu de jeunes saint-louisiens ont souvenance) et Geej, la mer, « leur » mère. Les mutations écologiques qui en constituent la cause sont bien datées et leurs conséquences sur le plan culturel quasi-irréversibles. La brèche sur la Langue de barbarie est venue aggraver un processus enclenché avec la construction en 1985 du barrage anti-sel de Diama sur le delta du fleuve Sénégal qui marque le début des bouleversements écologiques occasionnant des transformations majeures sur l’environnement. Mais aussi des enfreintes sur les imaginaires si prolixes d’alors de la ville, façonnés, dans l’entrelacement des mares de cet estuaire, par le fleuve « mère nourricière » et la mer où il va se jeter.