C’est un secret de polichinelle : les réseaux sociaux sont le lieu par excellence de la parole libérée. On y dit tout, on y lit de tout, on y voit tout -de la simple boutade bon enfant aux attaques les plus gratuites. Internet, capable du meilleur comme du pire, est le théâtre d’une dérive de plus en plus inquiétante.
Force est de constater que c’est dans le meilleur du pire que s’illustrent, depuis quelque temps, les camps antagonistes du débat public sénégalais. Sur la toile, les moqueries bêtes et méchantes fleurissent à un rythme effréné. On savait déjà que l’adversité politique, dans sa définition la plus noble -celle fondée sur la confrontation des idées- avait déserté le champ politique sénégalais. Mais, on était loin d’imaginer qu’elle céderait ainsi la place à une haine viscérale, dénuée de toute retenue. Médisances et invectives fusent à bâbord comme à tribord, dans le seul but de blesser, sans la moindre considération pour l’éthique ou la morale. C’est devenu le passe-temps favori de bien des internautes. Depuis quand l’adversité politique autorise-t-elle toutes les infamies ? Il ne faut pas la laisser nous dépouiller de notre humanité. Les états d’âme et les cas de conscience sont le propre de l’homme, mais lorsque l’on n’est plus capable d’en avoir, on sombre dans la bestialité.
Justement, parlons-en de cette bestialité. Mouton, cochon, chien, rat…toutes les espèces du règne animal sont désormais convoquées sur le terrain politique. Ndoumbélane : le Sénégal n’a jamais aussi bien porté son surnom. Dans cette jungle, ça broute bas, ça patauge salement dans la gadoue et ça aboie bruyamment, pendant que la caravane des priorités, elle, poursuit sa route sans attendre. Le débat politique sénégalais s’est appauvri au point de se réduire à une rhétorique animalière. On s’y donne des coups de corne, de groin, et l’on s’y mord aussi à pleines dents. Ce langage fleuri n’est pas seulement entretenu par des militants anonymes, mais parfois par des responsables connus, lus et suivis sur les réseaux sociaux. Derrière ces métaphores animales se cachent souvent des insultes à peine voilées. Pour l’instant, la violence reste verbale, mais rien ne garantit qu’elle ne dégénérera pas en violence physique. L’exemple du Rwanda est là pour nous en rappeler le danger. Tout a commencé lorsque les Hutus affublaient dédaigneusement les Tutsis du terme « Inyenzi » -« cafard » en kinyarwanda- qu’il fallait écraser. On connaît la suite tragique de cette histoire.
L’usage d’images animalières dans le champ politique n’est pas en soi condamnable, à condition qu’elles ne véhiculent pas de connotation péjorative. D’ailleurs, au Sénégal, la presse satirique y a longtemps eu recours avec talent et humour. Mais, à l’heure où les antagonismes se sont durcis, il n’est pas sûr que ce registre soit encore perçu d’un bon œil. L’intolérance ambiante n’y prédispose tout simplement pas. Senghor avait jadis surnommé Wade Ndiombor, en référence au lièvre, symbole d’intelligence et de ruse -un hommage plus qu’une moquerie. Abdou Diouf, lui, avait hérité du sobriquet Ndiamala (« girafe »), lancé par l’hebdomadaire satirique Cafard Libéré, en raison de sa haute stature. Jamais il ne s’en est publiquement offusqué.
En ce temps-là, la politique était encore une affaire de gentlemen. On pouvait s’échanger les piques les plus mordantes et, le lendemain, se retrouver autour d’une table pour parler de gouvernement, de majorité élargie ou de réforme électorale. Les joutes verbales avaient de la substance, les adversaires se respectaient et le débat portait sur les grandes questions d’intérêt national. La parole publique, alors, ne se mesurait pas à l’aune du buzz ni du clic. Aux États-Unis, les deux grands partis arborent, eux aussi, des animaux comme symboles : l’âne pour les démocrates, l’éléphant pour les républicains. Mais, la portée de ces emblèmes dépasse largement leur signification littérale : l’âne n’est plus l’animal têtu ni l’éléphant, la bête incontrôlable. Derrière eux se cachent une philosophie, une idéologie, une attitude -parfois même une forme de noblesse. Cette noblesse, justement, semble s’être perdue quelque part sur la scène politique sénégalaise.
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