Ce n’est pas un simple slogan. C’est une clameur. Une lueur de révolte dans la nuit longue de la résignation. « Pas touche à nos biens publics ! » : la formule claque comme une gifle sur le visage impassible des voleurs élégants, des détourneurs discrets, des serviteurs devenus princes.
Elle ne vient pas d’un ministère, encore moins d’un conseil d’administration. Elle vient du peuple. De ces femmes qui attendent à l’hôpital un médecin qui ne viendra pas. De ces enfants qui, dans des salles de classe sans toit, rêvent malgré tout d’un avenir. Elle vient de ce père de famille, digne et las, qui glisse un billet pour que son dossier avance. De cette vendeuse de poisson qui paye un droit inventé pour s’installer sur un trottoir. Elle vient de loin. Elle est ancienne. Mais aujourd’hui, elle veut être entendue. Car en 2017 déjà, un chiffre glaçait les esprits : cent dix-huit milliards de francs Cfa. Le coût annuel de la corruption au Sénégal, selon une enquête commandée par l’Ofnac et réalisée par le cabinet Synchronix.
Cent dix-huit milliards, comme autant de cicatrices sur le visage d’un pays qui peine à guérir. Des milliards évaporés, invisibles, volés à l’intérêt général. Des milliards qui auraient pu changer des vies, construire des ponts, sauver des malades. Ils ont servi, à la place, à ériger des villas, à grossir des comptes, à graisser des rouages. Et depuis ? Rien ou si peu. Les rapports s’empilent, les scandales s’enchaînent, les noms changent mais les pratiques demeurent. L’élite économique se confond avec l’élite corruptrice. Le fonctionnaire devient investisseur. Le politique, courtier. L’impunité s’installe, confortable, presque institutionnelle. Elle s’habille de discrétion, de légalité apparente, de silences bien gardés. Mais la corruption n’est pas qu’un vol d’argent. C’est un vol d’avenir. Elle décourage, elle démobilise, elle détruit l’idée même de justice. Lorsqu’un citoyen honnête devient le dernier des naïfs, et qu’un détourneur de fonds est félicité pour son « intelligence », c’est la République qui se fissure. Et chaque fissure laisse passer un peu plus de découragement, un peu plus d’indifférence. Jusqu’au jour où plus personne ne croit en rien.
Elle ne ronge pas que les coffres de l’État. Elle corrode les consciences, lentement, insidieusement. Elle transforme le service en faveur, le devoir en transaction, le droit en marchandage. À force d’enveloppes discrètes et de pourcentages honteux, elle brouille la frontière entre l’éthique et l’intérêt, entre le mérite et la ruse. Alors, aujourd’hui, un pouvoir nouveau s’est engagé. Le président Bassirou Diomaye Faye, accompagné de son Premier ministre Ousmane Sonko, a promis de reprendre la main, de purger les cercles viciés, de restaurer la confiance. Le peuple les regarde. Il les écoute. Mais il attend des actes, pas des discours. Des mesures fortes. Des symboles clairs. Des procès justes. Car on ne lutte pas contre la corruption à moitié. Il faut faire le ménage, ouvrir les fenêtres, laisser entrer la lumière. Il faut nommer les responsables, confisquer les biens mal acquis, protéger les dénonciateurs, sanctuariser les corps de contrôle. Il faut désapprendre l’impunité et réapprendre l’intégrité. Et surtout, il faut reconstruire une culture du bien public.
Enseigner que l’école est sacrée, que l’impôt est utile, que la justice est neutre, que l’État n’est pas une vache à traire, mais un bien commun, fragile et précieux. Il faut que les enfants grandissent avec l’idée que servir est plus noble que s’enrichir. Que la vraie réussite, ce n’est pas de s’acheter une villa, mais de bâtir une nation juste. La lutte contre la corruption ne se résume pas à traquer les coupables. Elle exige de remettre la vérité au cœur du récit collectif. De redonner sens aux mots « intérêt général », « service », « redevabilité ». De rebâtir la confiance dans les institutions, dans la loi, dans la justice. Et cela ne se fera qu’à une condition : que l’exemplarité vienne d’en haut. Car on ne peut exiger du petit agent ce que l’on tolère chez le grand commis.
Cela ne se fera pas en un jour. Mais cela doit commencer tout de suite. Sinon, les cent dix-huit milliards d’hier deviendront deux cents demain. Sinon, la colère se muera en cynisme et le pays s’enfoncera dans une habitude mortelle : celle de l’indifférence. Alors, que cette phrase continue de résonner. Pas touche à nos biens publics ! Qu’elle devienne un réflexe national, un principe citoyen, une exigence morale. Qu’elle rappelle à chacun, puissant ou modeste, qu’il existe une frontière à ne pas franchir. Et qu’enfin, le Sénégal tourne la page de la complaisance, pour écrire celle de la dignité retrouvée. sidy.diop@lesoleil.sn