Rebeuss, quartier mythique de Dakar, se met à la page mémorielle. Depuis vendredi dernier, la signalétique urbaine de la commune du Plateau désigne désormais une « rue Lamine Diack » en lieu et place de l’ancienne « rue Mangin ».
L’artère, qui relie la maison d’arrêt aux abords de la corniche ouest, croise successivement les rues de Reims, Ambroise Mendy, l’avenue Blaise Diagne, avant de se terminer à proximité du marché Petersen. Elle traverse ainsi en son cœur ce quartier charnière entre Plateau et Médina. Désormais, elle porte le nom d’un enfant du pays : Lamine Diack (juin 1933 – décembre 2021), ancien président du Conseil municipal de Dakar et ex-président de la Fédération internationale d’athlétisme (Iaaf). Il fut aussi, en 1969, à l’origine de la réforme des clubs de football sénégalais, alors qu’il occupait le poste de secrétaire d’État aux Sports sous le président Senghor.
Quand la mairie du Plateau choisit de donner son nom à cette rue, cela nous parle. Le dévoilement de la nouvelle plaque est intervenu presque simultanément à la cérémonie de restitution de la caserne Geille, ultime base de l’armée française au Sénégal. Il serait hasardeux d’y voir une coordination, tant les processus sont différents. Pourtant, ces deux gestes relèvent d’une même dynamique de réappropriation. Il n’en demeure pas moins que, cette même semaine, la garden-party organisée à la résidence de France pour le 14 juillet affichait complet, comme de coutume. Dans cette ambiance, Charles Mangin (1866–1925) ne nous disait plus rien. Pas du tout.
Célébré en France pour ses faits d’armes lors de la Première Guerre mondiale (1914–1918), il faisait partie du quatuor de généraux emblématiques de ce conflit, aux côtés de Pétain, Nivelle et Foch. En 1910, alors lieutenant-colonel, Mangin bouleverse l’état-major en publiant La Force noire, un ouvrage dans lequel il théorise l’emploi des troupes coloniales, et notamment africaines. Sa notoriété s’est également construite par sa participation à la conquête du Maroc (prise de Marrakech), du Soudan, et à la capture de Samory Touré.
Les anciens maires de Dakar, encore imbibés de l’ordre colonial, avaient sans doute leurs raisons de l’honorer. Ils n’étaient pas les seuls. Là où se dresse aujourd’hui l’hôtel Novotel se trouvait autrefois le camp Mangin (de la police), où furent parqués de nombreux étudiants grévistes en mai 1968, avant leur enrôlement dans l’armée. Mais qui était vraiment Charles Mangin ? Et que pensait-il des Africains qui ont forgé sa légende ? Une de leurs premières qualités, écrit-il, serait « leur souplesse à la discipline », comme le rapporte l’historien Julien Fargettas. « Les races de l’Afrique occidentale sont essentiellement disciplinables », lit-on dans La Force noire. Ou encore : « Le Noir naît soldat plus encore que guerrier. » Il vante leurs facultés d’adaptation, affirmant que « les réflexes sont très faciles à dresser chez les primitifs, que n’a encore déformés aucun effort ».
Ces soldats seraient même mieux adaptés que leurs homologues européens à l’environnement du terrain, aptitude naturelle chez « des hommes ayant vécu en pleine nature ». L’officier de la coloniale fut d’ailleurs accusé par le député Blaise Diagne de conduire les troupes africaines à « un véritable massacre, sans utilité ». Les tirailleurs payèrent un lourd tribut lors de batailles emblématiques : la Somme, Verdun, le Chemin des Dames, jusqu’à Salonique contre l’armée ottomane. Docteur en histoire, Julien Fargettas a consacré sa thèse — soutenue à l’Institut d’études politiques (Iep) d’Aix-en-Provence — aux Tirailleurs sénégalais de la Seconde Guerre mondiale, thèse dont il a tiré un ouvrage paru en 2012 aux éditions Tallandier (Les Tirailleurs sénégalais, 1939-1945).
Il a également étudié les soldats africains de la Première Guerre mondiale. Son verdict sur Mangin est sans appel : « La question de l’instruction cède devant la vision racio-ethnique de l’officier colonial. » Pour Mangin, la valeur des recrues africaines tient avant tout à leur nature supposément « primitive », qui sublimerait leurs qualités militaires. Il écrit : « Elles ont précisément les qualités que réclament les longues luttes de la guerre moderne : la rusticité, l’endurance, la ténacité, l’instinct du combat, l’absence de nervosité et une incomparable puissance de choc. »
Le racisme ordinaire de l’époque peut expliquer, a posteriori, de tels propos. Mais l’histoire n’est pas faite pour être figée ni ressassée. Elle sert aussi à corriger, à réparer, lorsque c’est possible. En remplaçant le nom du général Mangin par celui de Lamine Diack, Rebeuss n’efface pas l’Histoire : il rectifie le tir. Une reprise de position sur le front de la mémoire.
samboudian.kamara@lesoleil.sn