C’était peut-être l’incident de trop ! L’affaire Babacar Diagne, ce jeune amateur mortellement agressé à la fin du combat de lutte opposant « Franc » à Ama Baldé, est la goutte d’eau qui a fait déborder le vase. À cela s’ajoutent les nombreuses failles organisationnelles répétées, poussant le ministère de l’Intérieur à suspendre, jusqu’à nouvel ordre, la couverture sécuritaire des combats de lutte.
Ce n’est pas un aveu d’échec dans sa mission régalienne de maintien de l’ordre, mais plutôt une manière d’inviter le Comité national de gestion de la lutte (Cng) à prendre ses responsabilités afin de redorer le blason du « Lamb », notre sport national, celui qui nous est cher. Comme on dit souvent, « Diégan i wu Ñuko Fenn ». Autrefois, cette discipline se pratiquait dans les villages, après la fin des travaux champêtres. C’était un véritable jeu qui permettait aux jeunes paysans de se retrouver après une longue journée de travail. Cependant, depuis un certain temps, la lutte « traditionnelle » a pris une nouvelle tournure.
Trop de sang coule chaque dimanche, remplaçant le « Soow » (lait caillé), qui faisait le charme et l’authenticité de la lutte, sa « traditionnalité ». Les techniques raffinées telles que le « Thiaxabal », le « Gal-Gal » ou le « mboot » ont cédé la place aux « Yoobou Ardo » et aux KO, ce qui est, hélas, logique, d’autant plus que l’argent circule désormais largement dans ce milieu. Depuis les années 1970, les cachets des stars de cette discipline n’ont cessé d’augmenter. En 1975, Mbaye Gueye, premier Tigre de Fass, demandait déjà un million de francs CFA. Dans les années 1990, Mohamed Ndao, surnommé Tyson, monnayait ses apparitions à plusieurs dizaines de millions de francs CFA. Il a fait de la lutte un véritable business et est devenu un symbole de réussite sociale et financière pour certains. Aujourd’hui, les cachets peuvent monter jusqu’à 200 millions de FCfa.
Même Gris Bordeaux, dont la dernière victoire remonte à une dizaine d’années, a récemment encaissé une cagnotte avant d’être à nouveau plaqué au sol. Si la lutte génère autant d’argent, c’est en grande partie grâce aux dizaines de promoteurs qui se battent pour attirer des sponsors et organiser les combats. Quoi qu’il en soit, les lutteurs, issus de plus de 150 écuries, ont désormais les moyens de s’entraîner dans des salles de musculation équipées comme celles d’Europe ou des États-Unis, pour soulever des centaines de kilos, apprendre à boxer, à cogner pour déstabiliser l’adversaire. Et avec cette montée en puissance, le sang ne peut que couler lors des combats. Ce phénomène se répète presque chaque dimanche. Le Lamb national s’est alors transformé depuis longtemps en une sorte de boxe ou de catch national. Et lorsqu’on parle de sang, on ne pense pas uniquement aux lutteurs, mais aussi aux violences qui éclatent avant, pendant et après les combats, dans les stades et en dehors.
Le meurtre de Babacar Diagne, survenu dimanche dernier, vient rallonger la triste liste des morts liées aux violences dans les stades. Il a été sauvagement tué alors qu’il rentrait tranquillement chez lui. Cette modernisation de la lutte a donc conduit à sa dénaturation. Les « face-à-face » organisés avant et après les combats sont sources de violence. Pendant que les « VIP » se retrouvent dans une salle bien sécurisée, des dizaines de jeunes se battent dans les rues. Selon Babacar Ndiaye, député du parti Pastef, au moins 17 personnes ont perdu la vie lors d’incidents liés à la lutte depuis l’inauguration de l’arène nationale en juillet 2018. Une autre question demeure : qu’en est-il des verdicts ? Même s’il y a presque toujours un vainqueur et un vaincu, la lutte a perdu de son intérêt d’antan. Les décisions arbitrales ou les verdicts médicaux sont désormais fréquents.
Malheureusement, ce sont souvent les combats les plus prometteurs desquels attendait beaucoup, qui se terminent par une décision du médecin. Les contestations et les recours se multiplient. La lutte n’est plus ce qu’elle était. Et qui en est le principal perdant ? Ce n’est ni le lutteur, qui a déjà encaissé ses millions, ni le promoteur, mais l’amateur. Cet amoureux de la lutte qui, malgré tout, dépense 5 000 ou 10 000 francs pour assister à un combat. Qui aurait imaginé que le combat entre Modou Lo et Siteu se terminerait ainsi ? « Tout ça pour ça », se sont désolés de nombreux amateurs à la fin du combat. Espérons que les nouvelles mesures annoncées vont permettre de redonner à la lutte son authenticité.
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