Le décor sur les berges du Mama Ngeey (site sacré aux flans de Fadiouth, l’île aux coquillages et de « Joal l’ombreuse » magnifiée par le poète-président Senghor) n’était pas des plus mirifiques, en ces temps de marasme culturel.
Nous étions dans la première décade du millénaire naissant… Des eaux fangeuses stagnent sur cette gadoue que joncent les restes calcinés de mollusques, de reliques informes de harangs et autres espèces brûlées à même le sol à côté des détritus. On y respire mal comme sur la plage de Yarakh où se trouve la fameuse baie de Hann, caractéristique de tous les travers typiques de pollution symptomatiques d’une urbanisation sauvage et emblème négatif de tous problèmes environnementaux liés à la dégradation des écosystèmes marins et côtiers du pays. La prolifération de divers déchets plastiques qui échouent sur les plages et dans les estuaires de mangrove, sur le site de Khelcom réservé aux femmes transformatrices des produits de la mer constituait une véritable menace pour l’écosystème lagunaire et le tourisme.
Une chose grave que n’a eu de cesse de dénoncer la biologiste chercheure et activiste environnementaliste Khady Sané comme autant d’impacts négatifs du « péril plastique » sur l’ensemble des secteurs d’activités. Mais principalement sur les écosystèmes marins et la qualité et la reproduction correcte de la ressource halieutique qui, selon elle, pâtissent de l’utilisation massive de cette forme insidieuse de pollution par ces sachets qui mettent des siècles avant de se dégrader et de voir leur impact négatif sur le milieu se neutraliser. Ces égéries du site de transformation de Khelcom ont décidé, malgré leurs moyens dérisoires, de prendre à bras-le-corps tous ces problèmes de leur environnement immédiat et de lutter contre les ravages des rejets plastiques sur leur écosystème naturel. Leur pari : rompre cette spirale pernicieuse de la paupérisation historique qui pousse les populations rurales à dégrader encore et encore les rares écosystèmes forestiers.
Et participer ainsi au réchauffement en abattant des arbres sur pied utilisé comme bois de chauffe ou transformé en charbon vendu en ville. Il faut interroger la culture et les cultures des terroirs pour comprendre cet engagement collectif des femmes. Même si, il y a pour le cas précis de Joal et bien au-delà, dans les autres localités du terroir sereer-niominka qui s’étendent jusque dans les îles et le delta estuarien du Saloum, cette donne liée à une spécificité culturelle qui n’a pas échappé au chercheur Amadou Abdoulaye Seck, un ancien du Musée de la Mer de l’Institut fondamental d’Afrique noire (Ifan- Cheikh Anta Diop) de l’université du même nom et pour qui : « Les gisements de mollusques constituent pratiquement les seuls terrains assignés aux femmes par la tradition alors qu’il leur est impossible ailleurs d’avoir accès à un lopin de terre et des champs dans leur village ».
Cette forme d’appariement à la terre de leurs origines de manière générale et à la sacralité des sites d’estuaires comme celui de Mama Ngeey est révélatrice d’une cosmogonie écologiste dont les éco-cultures littorales et estuariennes portent les traces. Elle est surtout la marque religieuse d’une « contiguïté active avec l’univers qui entoure » qui fonde la conviction longtemps nourrie par le Révérend Père Henry Gravran, ecclésiaste et historien-anthropologue, auteur des deux célébrissimes ouvrages « Cosaan » et « Pangol » qui dans ses traités sur l’imaginaire et le sentiment du sacré dans cette culture millénaire affirme : « L’homme Sérère rencontre DIEU dans son univers humain, à travers les objets pris dans son environnement et des paroles de vie tirées de son langage ».
Dans l’imaginaire collectif des femmes de ces communautés halieutiques, les rejets sauvages de détritus de toutes sortes dont le plastique est l’emblème, constituent, tout comme les déboisements intempestifs exercés sur cette nature pour déblayer l’espace aux fins d’activités humaines, une innommable meurtrissure opérée, pas uniquement sur la biodiversité hier très riche de ce milieu naturel. Mais aussi, une enfreinte terrible sur toute l’architecture des croyances et valeurs ancestrales ; laquelle est sur le point de tuer, le culte symbolique du vivant. Les femmes de Jaol-Fadiouth mènent ce combat pour que ne soit pas effacé et irrémédiablement annihilé « le face-à-face mystique entre l’homme et la Nature ». Et que « le silence ayant enveloppé les différents sanctuaires de la vie culturelle », désincarnation de la nature vivante en une altérité presque inerte, n’aboutisse au tiédissement de toute l’ardeur de vie « faute de source de vie ». Ce dont se désolait l’enfant de terroir et homme de lettres, le Professeur Amad Faye pour qui : « la dégradation de l’environnement ne serait pas un drame si elle n’entraînait pas de facto, un péril culturel, péril linguistique d’abord à cause de l’absence de repères stimulant le langage, péril identitaire ensuite, dû à la subversion des rapports authentiques ».