Le Sénégal aime ses héros. Ou plutôt, il en a besoin. Comme toute nation en quête de sens, il se nourrit d’épisodes fondateurs, de récits épiques où bravoure et sacrifice se confondent pour cimenter une mémoire collective. Le martyre des femmes de Nder, le mardi 7 mars 1820, appartient à cette catégorie d’histoires qui ne s’effacent pas. Ou, du moins, qui ne devraient pas s’effacer.
Ce jour-là, les Linguères du Walo -ces reines dont l’influence dépassait celle de bien des hommes- ont préféré le feu à la honte. Alors que des pillards maures s’apprêtaient à les capturer pour les vendre comme esclaves, elles ont choisi l’ultime résistance : s’immoler plutôt que tomber entre leurs mains. Un épisode tragique, mais glorieux, qui incarne à lui seul une certaine idée de la liberté et de la dignité sénégalaises. Et pourtant, voilà qu’aujourd’hui, ce récit vacille. Cheikh Oumar Diagne, polémiste infatigable, s’attaque à cette histoire comme il l’a déjà fait avec d’autres pans du passé national. Après avoir remis en cause le rôle des chefs religieux et des tirailleurs sénégalais, le voilà qui interroge la véracité du sacrifice des femmes de Nder. À l’écouter, tout cela ne serait qu’un mythe, un récit enjolivé par la mémoire collective.
Pourquoi ce besoin incessant de détricoter l’histoire ? Que cherche-t-on vraiment en grattant ainsi le vernis du passé ? Cheikh Oumar Diagne ne s’attaque pas seulement à des faits historiques ; il s’emploie à miner ce qui structure une identité nationale. Car un pays, comme un individu, se définit autant par ses souvenirs que par ses projets. Déboulonner les figures du passé, c’est ébranler les fondations d’un imaginaire commun. Bien sûr, toute mémoire nationale est en partie une construction. Aucun pays ne bâtit son récit sur une chronologie brute, dénuée d’émotion et de symboles. Il y a toujours une part d’interprétation, d’exaltation parfois. Mais est-ce une raison pour tout remettre en question ? À ce rythme, bientôt, plus rien ne tiendra. Déjà, certains contestent l’héroïsme de Lat Dior, d’autres minimisent la portée de la résistance d’Alboury Ndiaye. On interroge le rôle des chefs religieux dans la lutte contre la colonisation, on relativise le sacrifice des tirailleurs. Comme si, peu à peu, on arrachait toutes les pages du grand livre national.
On pourrait comprendre cette remise en question si elle visait à enrichir le débat historique, à apporter des nuances, à révéler des zones d’ombre. Mais ce n’est pas le cas. Il ne s’agit pas de comprendre, mais de déconstruire. Il est tentant de voir dans la démarche de Cheikh Oumar Diagne une simple provocation, une stratégie de surenchère pour capter l’attention médiatique. Mais elle traduit une crise plus profonde : celle d’un Sénégal en quête de repères. Depuis plusieurs années, le pays est traversé par une tension entre modernité et tradition, entre ouverture au monde et ancrage dans son passé. L’érosion du récit national n’est pas un phénomène isolé. Il accompagne une époque où les certitudes s’effritent, où les références d’hier sont bousculées. Que reste-t-il d’un pays lorsque ses symboles vacillent ? Les grandes nations se sont bâties sur des mythes fondateurs. La France a ses figures révolutionnaires, les États-Unis leur déclaration d’indépendance et le Sénégal ses résistants, ses érudits et ses martyrs.
La mémoire nationale n’est pas une science exacte, mais elle est un liant indispensable. Les femmes de Nder n’ont pas seulement marqué l’histoire par leur geste. Elles incarnent une idée forte de la résistance, de la dignité. Leur sacrifice n’a pas besoin d’être amplifié ou enjolivé pour être exceptionnel. L’attaquer, c’est affaiblir ce qui fait l’âme du pays. Bien sûr, il faut interroger l’histoire, explorer ses zones d’ombre. Aucun historien sérieux ne prône une mémoire figée, intouchable. Mais déconstruire pour déconstruire, sans offrir d’alternative, c’est prendre le risque de laisser un vide. Or, un pays sans mémoire est un pays à la dérive. Les récits nationaux évoluent, ils se modifient, ils s’enrichissent. Mais ils ne doivent pas être balayés au gré des polémiques du moment. Chaque génération a le droit de poser un regard neuf sur son passé, mais ce regard doit être guidé par une exigence de vérité, et non par un désir de tabula rasa. Cheikh Oumar Diagne veut faire tomber les idoles. Mais attention : à force de tout démolir, il ne restera plus que des cendres. Comme celles des femmes de Nder, dont le sacrifice, qu’il le veuille ou non, continue d’éclairer l’histoire du Sénégal.. sidy.diop@lesoleil.sn