Un rituel, pour nous, reste le passage régulier chez les « titrologues », ces personnages familiers des villes comme Dakar, Abidjan ou Bamako. Adeptes du commentaire des titres de la presse, ils forment un improbable échantillon de l’opinion publique, mais surtout une source précieuse de retours de lecture.
Le rassemblement qui m’est le plus proche a lieu chaque matin, entre 8 heures et 11 heures, sur une avenue passante et ombragée, où prospère une économie informelle typique de la capitale. Pas (encore) de kiosque. Deux fils de nylon tendus entre deux arbres et quelques pinces à linge suffisent : les manchettes du jour s’offrent aux regards des commentateurs de rue. Ce segment du lectorat de la presse quotidienne n’est pas forcément acheteur, mais il incarne une preuve vivante de la demande toujours existante, malgré l’hégémonie des réseaux sociaux dans la circulation de l’information. Hier, les discussions allaient bon train, glissant d’un sujet à l’autre : affaires politiques, prédictions des Saltigués de Malango, malédictions en ligne contre Kocc Barma, et chute sans panache de Bombardier.
Soudain, un homme, chapelet enroulé au poignet, surgit de nulle part et interrompit le fil des échanges. Il s’insurgeait contre ce qu’il jugeait être un manque d’hommage rendu par les Sénégalais à un saint homme de sa contrée. L’homme évoquait une érudition rare, une réputation hors norme, et même un fait extraordinaire : la tombe d’un ancien contradicteur du saint prendrait feu régulièrement ! L’effet fut immédiat : comme une pétarade qui disperse une colonie de pigeons, le groupe se dispersa, non par désintérêt, mais par incapacité à engager une discussion avec lui. Chacun retourna à ses préoccupations. Passé ce constat presque anecdotique, se dessine en creux une réalité plus large : celle des fractures linguistiques et culturelles, des expressions multiples qui cohabitent dans nos villes et des désirs de médiation souvent insatisfaits. Écarté des canons classiques de la discussion publique, notre prosélyte trouvera pourtant un autre espace : son téléphone.
Il pourra y prendre la parole, lui aussi, sur TikTok. Sans filtres… Or, 2025 est une année charnière. Les médias traditionnels ne sont plus les premiers bénéficiaires de la publicité ; les moteurs de recherche dictent des « recommandations » algorithmiques ; la vidéo courte, « le réel » de trois minutes, est devenue la principale source d’information (Reuters Institute Digital News Report) ; les fausses nouvelles gagnent en sophistication ; et le cadre institutionnel de la production de news éclate en autant de possibilités qu’offrent la connexion et le portable à tout un chacun. Localement, cela se traduit par des controverses politiques qui naissent et s’entretiennent sur le web avant d’entrer dans la grande conversation nationale. Imaginons un instant notre Sénégal sans réseaux sociaux : certaines de ces affaires auraient-elles seulement vu le jour ? La plupart des dossiers politico-judiciaires en cours ont un lien direct avec la viralité numérique.
Ainsi, aucun journal n’a relaté l’existence d’une prétendue mesure gouvernementale de réciprocité visant à imposer aux ressortissants mauritaniens installés au Sénégal une sorte de taxe de séjour. Pourtant, « l’info » a circulé tout un week-end sur les réseaux sociaux, au point de faire réagir le ministère de l’Intégration africaine et des Affaires étrangères par un démenti. Le numérique est donc devenu le nouveau terrain. Mais c’est un relief encore inconnu, ouvert mais vampirisé par l’intelligence artificielle. Un article de Splice Media rappelle à juste titre qu’il est peu probable que le contenu produit par l’homme disparaisse totalement. Mais les médias directs, de personne à personne, risquent de se réduire considérablement en raison d’une puissante boucle de rétroaction économique : à mesure que de plus en plus de contenus sont optimisés par l’IA (moins chers à produire, plus adaptés au grand public), le contenu produit par l’homme devient relativement plus coûteux à créer et à distribuer.
Signalé par Chris Roper, coordinateur de « Code for Africa », l’article suggère que le contenu du journal glissera vers des segments de marché haut de gamme pour devenir, à terme, un bien de luxe. En somme, seuls des lecteurs aisés pourraient encore lire le journal. «Le Soleil» à 500 FCfa ? Pourtant, comme chez les titrologues de mon quartier, il suffit parfois d’une voix inattendue pour déplacer la conversation. La question n’est donc pas seulement de savoir si le journal survivra, mais comment il saura réinventer sa place dans ce brouhaha numérique : non pas en écrivant plus foncé, mais en parlant plus au plus près de l’oreille… samboudian.kamara@lesoleil.sn