D’après une antique tradition, Teuth de Naucratis serait, en Égypte, l’inventeur de la numération, du calcul, de la géométrie, de l’astronomie, du trictrac (un jeu de dames pratiqué sur une espèce d’échiquier ayant une longueur de 10 cases et une largeur de 3 cases, soit 30 cases). Lorsque le dieu lunaire montra les arts dont il était l’inventeur au roi Thamous (XIIe dynastie) qui régnait à l’époque sur la Haute-Égypte, celui-ci fit une appréciation critique de chacun de ces arts, mettant en exergue leurs avantages ou leurs inconvénients. L’écriture lui apparut comme présentant les deux risques les plus graves, relate le philosophe Djibril Samb dans son dernier ouvrage « Chemins platoniciens » (L’Harmattan, 199 p.). Le premier serait de faire perdre aux Égyptiens leur mémoire. En somme, l’invention de l’écriture crée une civilisation d’amnésiques. Le second risque serait d’engendrer la plus coupable des ignorances qui consiste à croire que l’on sait ce que l’on ignore. À l’échelle du temps, l’on peut s’étonner de cette double critique de Thamous si l’on sait l’influence décisive qu’a eu l’écriture, surtout depuis l’invention de l’imprimerie par Gutenberg, sur notre civilisation. En réalité, ce que dit Socrate qui rapporte ce dialogue, c’est que du fait de l’écriture, cette aptitude à reconstituer les circuits du savoir pourrait se perdre, au profit de la simple répétition de ce que l’on ne comprend pas.
Le paradoxe apparent ici, c’est que l’écriture qui est censée vaincre l’oubli parce qu’elle permet de tout archiver, va produire justement la perte de la mémoire, puisque celle-ci passe désormais dans l’objet. L’écriture serait donc un remède et un poison. Toutefois, l’écriture comme support contre l’oubli et comme condition de possibilité de la transmission est la condition de la science. Cette perte de mémoire est donc une libération de l’esprit désormais dépouillé de la corvée de la mémorisation. Ce qui fait qu’il se rend disponible pour de nouvelles tâches plus hautes et plus intelligentes. Ainsi, quand l’humanité invente l’écriture, la géométrie apparaît ; quand elle invente l’imprimerie, les sciences expérimentales naissent avec Galilée. Dans les deux cas, ce qui a rendu l’invention possible, c’est le fait que l’esprit humain, déchargé de ses tâches de mémorisation parce que disposant de prothèses pour cela, s’est rendu disponible pour créer une science nouvelle, ce qui, à chaque fois, reconfigure l’économie des savoirs. Ce processus d’externalisation de la vie de l’esprit consistant à matérialiser la pensée, le langage ou des comportements dans des symboles manipulables, à l’origine de l’invention de l’écriture, est appelé « grammatisation ».
Pour le philosophe sénégalais Bado Ndoye, le numérique inaugure une nouvelle étape dans ce processus. « Aujourd’hui que toutes nos fonctions cognitives ont été complètement externalisées et objectivées dans des machines, on peut penser que notre esprit est à nouveau disponible pour créer du nouveau, ce qui veut dire que nous serions au seuil d’une grande bifurcation qui pourrait désajuster le système technique et les systèmes sociaux », écrit-il dans un article publié dans la revue Global Africa de décembre 2024. Ce à quoi fait allusion le philosophe, ce sont les milliards de milliards de données stockées dans des serveurs dans le monde et qui sont à la base du développement de l’intelligence artificielle (IA). Pour l’humanité et particulièrement pour l’Afrique, les opportunités liées à IA sont énormes, surtout en matière d’éducation et de santé. Mais en confiant sa mémoire (les données) à la machine, l’humanité ne risque-t-elle pas de devenir… amnésique ? À côté d’une IA subitement « rebelle », les chercheurs ont fait un constat alarmant. Ils se sont rendu compte qu’au fur et à mesure que l’IA apprend de nouvelles tâches, elle a tendance à oublier les informations apprises précédemment. Risque : les voitures autonomes pourraient oublier les règles de sécurité de base déjà stockées.
Par ailleurs, la sécurité des données est une question cruciale, surtout pour l’Afrique qui, en plus de subir une fracture algorithmique (le continent produit moins de 2% des données dans le monde), commet, disons, l’imprudence de confier doublement sa mémoire : à la machine et à l’étranger.
Réanimer l’espoir de 1975 (Par Samboudian KAMARA)