Le Sénégal, pays de la « teranga », a toujours cultivé l’art du vivre-ensemble comme on peaufine un bazin avant la Tabaski : avec soin, respect et patience. Ici, il y a dans l’air un sens de la communauté qui dépasse l’urbanité : on vit ensemble, on mange ensemble, on pleure et on célèbre ensemble.
Une vieille dame qui peine avec son panier de courses sera aidée, un inconnu demandant son chemin se verra non seulement renseigné mais souvent escorté jusqu’à destination. Tout cela sans attendre la moindre contrepartie, si ce n’est le plaisir de se savoir encore humain. Car au Sénégal, il y a cette chose qu’on appelle le « teggin », une délicatesse, une espèce de noblesse intérieure, un mélange de retenue et de grandeur d’âme. Un mot difficile à traduire pour le halpulaar que je suis, un concept immatériel mais omniprésent, qu’on retrouve dans les regards, les gestes et les silences.
C’est ce qui fait que les vendeurs ambulants offrent des cacahuètes aux clients récalcitrants, que les chauffeurs de taxi, entre deux embouteillages, prennent le temps d’expliquer la politique du pays avec une sagesse de vieux soufi. C’est aussi ce qui permet à un pays de vivre en paix malgré ses différences ethniques, religieuses, sociales. Malheureusement, tout cela tremble aujourd’hui comme une pirogue surchargée au large de Saint-Louis. Depuis quelque temps, des fissures apparaissent dans la belle façade de la cohabitation nationale. La cohésion sénégalaise, cette vieille dame que tout le monde respectait, se fait bousculer sans ménagement.
Ce ne sont pas de grands fracas, pas encore. Juste des fractures subtiles, des regards qui se détournent, des silences qui s’installent là où, autrefois, les mots circulaient librement. Les tensions politiques, économiques et sociales s’accumulent comme des grains de mil dans une calebasse trop pleine. Les inégalités se creusent, la frustration monte, les réseaux sociaux s’emballent. Chacun y va de son accusation : c’est la faute des politiciens, c’est la faute des religieux, c’est la faute des jeunes, c’est la faute des vieux. On trouve des boucs émissaires plus vite qu’un apprenti tailleur ne trouve une excuse pour un boubou mal cousu.
L’autre, celui qui ne pense pas comme moi, ne prie pas comme moi, ne vote pas comme moi. Celui qui, hier encore, était un voisin, un collègue, un ami, mais qui, sous l’effet d’une élection, d’un débat enflammé, d’un fait divers monté en épingle, est devenu un adversaire, parfois même un ennemi. Les réseaux sociaux, parlons-en. On y trouve de tout : des débats passionnants, des appels à la révolte, des prêches incendiaires et des fake news servies comme du café Touba. On y voit des compatriotes s’insulter comme s’ils ne partageaient ni sol ni histoire. On y voit le poison de l’ethnicisme, ce fléau que le Sénégal avait jusque-là su tenir en laisse, commencer à mordre.
Le Sénégal, qui s’est toujours cru immunisé contre les déchirements identitaires de ses voisins, découvre que la paix sociale est un jardin qu’il faut cultiver en permanence. Qu’une nation, aussi soudée soit-elle, peut s’effriter si elle oublie ce qui l’a faite. Que les valeurs ne sont pas des évidences, mais des choix qu’il faut renouveler chaque jour. Alors, que faire ? Il coûte, ce vivre-ensemble. Il exige un effort constant, un dépassement de soi, une capacité à entendre l’autre même quand il agace, même quand il choque. Il ne suffira pas de discours bien tournés ni d’appels au calme lancés du haut de tribunes officielles.
Il faut que le Sénégal, dans ses familles, dans ses rues, dans ses débats, retrouve cette chaleur qui faisait que, malgré tout, on finissait toujours par s’asseoir ensemble autour du même plat. Il faut rappeler aux jeunes que leurs différences sont une richesse et non une menace. Il faut rappeler aux anciens que leur rôle est de transmettre l’apaisement et non l’aigreur. Il y aura toujours des voix pour dire que c’est fini, que l’époque est à l’affrontement, à la séparation, aux camps irréconciliables. Mais céder à cette fatalité, c’est renoncer à ce qui fait société. Alors oui, quoi qu’il en coûte, il faut tenir. Recoller les morceaux, reconstruire des ponts, réapprendre à se parler. Parce qu’au bout du compte, ce qui nous unit restera toujours plus fort que ce qui nous divise. À condition d’y croire encore.
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Réanimer l’espoir de 1975 (Par Samboudian KAMARA)