38e minute. Ferran Torres vient d’égaliser et met les deux mains sur l’une de ses joues en fermant les yeux, à la manière du « night-night » de Steph Curry. Mais contrairement aux apparences, ce n’est pas encore l’heure d’aller faire dodo.
Cette demi-finale aller de Ligue des champions entre le Fc Barcelone et l’Inter Milan prend les allures d’une soirée mémorable : une intensité folle, des buts magnifiques, un suspense haletant. C’est une opposition de styles, mais aussi d’époques. Le football vintage fait de solidité défensive des Italiens, façon 5-3-2, face à une version d’art contemporain espagnol du jeu, marquée par une mobilité incessante dans un 4-3-3 où tout le monde attaque, avec des meneurs de jeu reculés. En clair, c’est un match entre deux footballs, dont la ligne médiane est marquée à la craie blanche, soufflée par l’arrêt Bosman de 1995.
Cette décision de la Cour de justice des Communautés européennes, mettant fin au quota de joueurs étrangers dans les clubs européens, a bouleversé ce sport. Depuis, il y a le foot d’avant et celui d’après. Une césure qui pose presque une question épistémologique : c’était vraiment mieux avant ? Et mercredi soir, cette opposition s’incarnait dans le jeu flamboyant du taciturne Hansi Flick, à face à celui de Simone Inzaghi, plus guindé dans l’organisation, mais volubile et gestuel sur le bord du terrain. Les penseurs du ballon rond avancent une théorie : le football est sans doute le seul sport capable de transmettre la nostalgie d’une époque que l’on n’a pas connue. Une nostalgie douce, presque joyeuse. Un jeune de la génération Z peut parler avec ferveur d’un après-midi ensoleillé de 1985 où Bocandé plantait un triplé historique dans un Demba Diop bouillant, sablonneux et soif de grandeur, qualifiant le Sénégal pour la Can, dix-sept ans après 1968.
Cette même mémoire collective fait que ce même jeune, né dans les années 2000, peut être rattrapé par le cafard d’un vendredi triste, où l’Ivoirien Ben Badi, Abdoulaye Traoré à l’état civil, a calmé les ardeurs d’une nation entière rêvant d’une demi-finale au Caire en 1986. C’était la même année où le gaucher Bruno Bellone marquait après un tir sur le poteau qui ricochait sur le dos du gardien Carlos, lors d’une séance de tirs au but mythique à Guadalajara (Mexico 86), dans un France-Brésil devenu légendaire. Tout comme ce but égalisateur (3-3) mercredi soir, où la frappe du gaucher barcelonais Raphinha touche la barre, rebondit sur la tête du gardien de l’Inter Sommer, puis finit dans les filets. Entre deux époques, il y a toujours une histoire à raconter, des différences à marquer, des postures à questionner. Dans le football d’avant, un match était un événement rare. Les joutes de l’équipe nationale du Sénégal étaient une denrée précieuse.
Comme des drogués en manque, nous, spectateurs, et surtout téléspectateurs, écumions même le très peu prestigieux Tournoi Cabral pour avoir notre dose de camé en manque. Il en allait de même pour un match de la Coupe d’Europe des clubs champions, l’ancêtre de la Ligue des champions. Aujourd’hui, on peut voir un jeune joueur totaliser 100 matches officiels en club avant ses 18 ans. C’est le cas de Lamine Yamal, devenu « Kamal », perfection et plénitude en arabe. Dans le football d’avant, tout était possible, y compris l’ignoble tacle par-derrière, par exemple. Ce tue-football a fait la carrière de défenseurs au talent désertique, en contribuant à écourter celle de génies comme Marco van Basten. Il a finalement été interdit en 1998.
Avant 1995, les gardiens et défenseurs ne relançaient pas encore court. Les gardiens portaient rarement des shorts. Désormais, ils en portent et sont devenus des joueurs de champ avec des gants. Leur placement est scruté, comme tout est filmé, analysé, décrypté. Chaque action est passée au peigne fin. L’image a remplacé l’imaginaire. Les coups francs entrent moins souvent : chaque gardien connaît les habitudes de chaque tireur. Et pour couronner le tout, la Var, l’assistance vidéo à l’arbitrage, a fini par confirmer une vérité troublante : il n’y a plus un seul football, mais plusieurs, selon la partie d’un globe qui ne tourne plus très rond où l’on se trouve. moussa.diop@lesoleil.sn