« Qui paie mal paie deux fois. Les Sénégalais paient leur facture d’électricité… et tous les problèmes de la Senelec. »
Le gouvernement sénégalais déploie actuellement des efforts louables pour améliorer notre système électrique. La conversion progressive des centrales au fioul vers des centrales à gaz constitue une avancée majeure pour réduire la dépendance aux combustibles les plus chers. De même, la possibilité offerte aux grandes entreprises de contracter directement avec leurs fournisseurs d’énergie pour des puissances supérieures à 50 MW est un signal d’ouverture important.
Ces réformes vont dans la bonne direction et doivent être saluées. Elles sont toutefois des conditions nécessaires, mais non suffisantes pour réduire la facture d’électricité et garantir une transition énergétique durable.
Depuis deux décennies, le Sénégal a ouvert son secteur aux producteurs indépendants d’électricité (IPP), attirant des investissements dans des centrales solaires, thermiques et éoliennes. Pourtant, malgré ce dynamisme, les consommateurs continuent de payer l’une des électricités les plus chères de la région, tandis que la Senelec demeure engluée dans les dettes et dépendante de subventions massives.
Chaque semaine apporte son lot de chiffres inquiétants : pertes techniques et non techniques, déficits accumulés, subventions croissantes. Près de 25 % de l’énergie produite disparaît avant d’arriver aux ménages, et 4 % du PIB national est absorbé par les subventions. Résultat : l’électricité reste chère, très chère.
La cause profonde n’est pas seulement technique, mais institutionnelle. Le modèle actuel impose à tous les IPP de vendre leur énergie à la Senelec, qui la revend ensuite aux consommateurs. Ce mécanisme agit comme une double taxation invisible : la Senelec devient un intermédiaire coûteux qui alourdit le système et freine la transition énergétique.
La vraie question n’est donc pas seulement de savoir comment produire plus d’électricité, mais surtout comment la distribuer de manière juste et efficace. Le Brésil et la Chine montrent qu’un autre chemin est possible : permettre aux producteurs d’injecter directement leur électricité dans le réseau de transport, sous supervision publique, et créer une Agence nationale unique de l’énergie capable de planifier, réguler et moderniser notre système.
Le modèle « revendeur » : un système qui appauvrit les Sénégalais
Le fonctionnement paraît simple :
1. Les IPP signent des contrats d’achat d’électricité (PPA) avec la Senelec.
2. La Senelec achète cette énergie à un prix contractuel.
3. Elle la revend ensuite aux consommateurs, en y ajoutant ses coûts, ses pertes, ses marges, le poids de ses inefficacités structurelles, et même les avantages indus de ses propres employés, qui ne paient qu´une fraction de leur facture d’électricité.
Ce mécanisme engendre une série de conséquences néfastes :
• Un surcoût artificiel : la Senelec agit comme un simple revendeur, sans valeur ajoutée réelle. Chaque kWh devient plus cher qu’il ne devrait, et les ménages paient deux fois : une première fois via leurs factures, Une deuxième fois indirectement via leurs impôts, qui alimentent les subventions et les inefficacités de la Senelec.
• Une rigidité institutionnelle : en concentrant les fonctions de production, d’achat et de distribution, la Senelec bloque l’innovation, étouffe la concurrence et ralentit la transition énergétique.
• Une illusion de souveraineté : la Senelec ne produit directement qu’environ 25 % de l’électricité nationale. Les 75 % restants proviennent des IPP, qu’elle se contente d’acheter et de revendre, en transférant ses inefficacités et déséquilibres financiers aux consommateurs.
• Le Sénégal est énergétiquement béni, riche en soleil, vent, eau et désormais en pétrole et gaz offshore. Pourtant, ce potentiel ne se traduit pas en performance. Dans le dernier Energy Transition Index (ETI) du Forum Économique Mondial, notre pays est classé 110ᵉ sur 118, avec un score de 46,6, loin de la moyenne mondiale (56-57). Ce paradoxe illustre combien la gouvernance actuelle empêche d’optimiser nos ressources et ralentit la transition énergétique.
En somme, ce modèle n’est pas seulement une anomalie économique, mais aussi une fausse souveraineté énergétique : il rend l’électricité plus chère, fragilise les finances publiques, décourage les investisseurs et prive le pays d’une transition rapide et durable.
3. Le contre-modèle : l’accès direct au réseau de transport
La solution est de permettre aux IPP d’injecter directement leur production dans le réseau national de transport, sous contrôle d’une entité publique neutre. Ce modèle offrirait :
• Réduction des coûts : suppression de la marge inutile de la Senelec comme revendeur.
• Transparence : des prix reflétant le coût réel de production et de transport.
• Concurrence et innovation : les IPP incités à produire au moindre coût, au bénéfice des consommateurs.
4. Exemples internationaux
Brésil : Le pays dispose d’un des plus grands systèmes électriques intégrés du monde. L’ONS (Operador Nacional do Sistema Elétrico) gère le réseau, et des transporteurs comme Taesa exploitent les lignes à haute tension. Les IPP injectent leur électricité directement dans le système, qui est ensuite commercialisée via deux marchés : régulé (appels d’offres) et libre (contrats directs). Résultat : le pays attire massivement des investissements privés et a intégré plus de 80 % de renouvelables dans son mix.
Chine : La State Grid Corporation gère le réseau de transport le plus vaste au monde. Les producteurs, publics ou privés, injectent leur électricité directement, sans intermédiaire revendeur. Cette architecture a permis à la Chine de déployer rapidement des capacités massives en solaire et en éolien.
Ces modèles montrent qu’il est possible de concilier rôle fort de l’État (gestion du transport, régulation) avec ouverture du marché (libre accès pour les producteurs).
Briser le modèle du revendeur
Le véritable problème du secteur électrique sénégalais n’est pas le manque de production ni l’absence d’investisseurs. Il réside dans une architecture institutionnelle obsolète : l’obligation de vendre à la Senelec. Ce modèle, basé sur une logique de reseller, ajoute une couche de coûts, bloque la concurrence, fragilise les finances publiques et ralentit la transition énergétique.
La meilleure solution est claire :
• Ouvrir l’accès direct au réseau de transport aux IPP.
• DéSENELECtiser notre système électrique en transformant la Senelec en un opérateur parmi tant d’autres.
• Créer une Agence nationale unique de l’énergie, dotée de pouvoirs de planification, de régulation et de supervision du réseau, afin de garantir transparence, équité et efficacité.
Tant que nous resterons prisonniers du modèle du revendeur obligatoire, l’électricité sera un luxe au Sénégal. L’avenir passe par un État qui joue son vrai rôle : non pas acheter et revendre l’électricité, mais garantir l’infrastructure et l’équité d’accès au réseau.
Mamour Sop Ndiaye est enseignant-chercheur et chef du Département de Génie Électrique au CEFET/RJ (Brésil). Docteur en Ingénierie Électrique (UFRJ), il travaille depuis plus de 25 ans sur la planification, transition e efficacité énergétique. Il est vice coordinateur de Pastef Brésil, Membre de Moncap e de Monaph e fondateur de l’ONG Wells of Change.