Chaque jour ou presque, la police, la gendarmerie ou la douane sénégalaise annonce une nouvelle saisie spectaculaire : kilogrammes de drogue interceptés, dealers présumés arrêtés, réseaux démantelés.
Des prouesses saluées, mais qui ne provoquent plus l’onde de choc attendue. Pas de titres en manchette, pas de débats de fond, pas d’émoi. L’exception est devenue la norme. Pire, l’indignation s’émousse. Comme si le Sénégal s’habituait lentement à la présence du poison dans ses artères. Pourtant, ce n’est pas un simple problème sécuritaire que révèlent ces opérations : c’est le visage d’un mal profond. Le trafic de drogue n’est pas seulement une activité criminelle en marge du pays ; il s’installe, s’enracine, se banalise. Et avec lui, c’est toute une culture de la facilité, de l’argent sale, de l’illusion de réussite sans effort qui gagne du terrain. Le fléau s’appelle cannabis, haschich… mais surtout kush. Cette drogue de synthèse, surnommée « la drogue du zombie », s’est infiltrée en Afrique de l’Ouest depuis la Sierra Leone. Bon marché, facilement accessible, extrêmement addictive, elle peut, selon une étude, contenir des opioïdes jusqu’à 25 fois plus puissants que le fentanyl, l’un des plus puissants analgésiques connus.
Un poison lent, insidieux, invisible, qui s’attaque d’abord aux corps, puis aux esprits, et enfin, à la société elle-même. Ce que nous voyons dans les quartiers, les écoles, les marchés, ce ne sont pas que des jeunes en perdition : ce sont les symptômes d’un effondrement silencieux. Des adolescents qui rêvent d’argent rapide, des étudiants tentés par les paris sportifs, des jeunes filles piégées dans une prostitution déguisée. Et derrière cette illusion d’ascension sociale, se cachent les mirages d’une économie parallèle fondée sur la contrefaçon, les faux billets, les trafics divers. Rien que ces dernières semaines, des dizaines de milliards de francs Cfa en fausse monnaie ont été saisis par les douanes dans plusieurs localités. Qui peut croire que ce soit l’œuvre de quelques marginaux isolés ? Nous assistons à une désintégration morale, portée par une logique de court terme, d’enrichissement à tout prix. Ce n’est pas seulement la jeunesse qui vacille, c’est le socle même de notre vivre-ensemble.
Car quand le respect des règles est perçu comme une faiblesse, quand l’effort est moqué, quand la réussite devient synonyme de tricherie ou de trafic, alors c’est tout le pacte social qui s’effondre. Et à force de faire fi des limites morales et sociales, nous voyons apparaître des individus qui, d’abord pervertis par leur entourage, finissent par instaurer un climat de méfiance, voire de violence, où la confiance devient une utopie. Il est donc temps d’appeler les choses par leur nom. Il ne s’agit plus seulement de faits divers, mais d’une guerre larvée contre nos valeurs. Et dans cette guerre, nous ne pouvons pas rester passifs. L’État doit continuer d’agir avec fermeté, bien sûr. Mais la réponse ne peut être seulement sécuritaire. C’est aussi à l’école, dans la famille, dans les médias, dans les discours publics, que la bataille se joue. Nous devons réapprendre à valoriser l’effort, la patience, l’honnêteté. Offrir d’autres modèles que celui du dealer en voiture de luxe ou de l’influenceur aux revenus douteux. Et surtout, réveiller une conscience collective aujourd’hui anesthésiée. Résister à cet effondrement moral. salla.gueye@lesoleil.sn