Alors que certains sujets futiles saturent l’espace médiatique, un fait majeur s’est déroulé dans le silence général : pour la première fois dans l’histoire du Sénégal, un entrepreneur local rachète une enseigne de grande distribution détenue par un groupe français. Au-delà du geste, il s’agit d’un tournant stratégique dans la marche vers notre souveraineté économique.
Un événement d’une portée capitale s’est produit dans une indifférence presque totale. Alors qu’une page historique s’écrivait pour la souveraineté économique du Sénégal, une partie de notre presse détournait le regard, absorbée par des contenus secondaires, loin des enjeux essentiels de notre devenir collectif. Pourtant, le pays vient de franchir un seuil symbolique majeur : Demba Ka, entrepreneur sénégalais à la tête du Groupe EDK, a officiellement racheté les enseignes Carrefour Sénégal et Supeco, jusqu’ici détenues par un groupe français. Ce n’est pas une simple transaction commerciale. C’est une affirmation de souveraineté. Une victoire stratégique, discrète mais décisive.
Cet acte résonne avec une intensité particulière à l’heure où le Sénégal s’engage résolument dans la mise en œuvre de la Vision 2050, portée par le nouveau gouvernement. Cette vision ne se réalisera pas par des slogans, mais par des actes concrets de reprise en main des leviers économiques stratégiques et de montée en puissance de champions nationaux. Ce que vient d’accomplir Demba Ka incarne pleinement cet élan : un secteur privé sénégalais, ambitieux, enraciné et bien structuré, peut désormais reprendre la main sur son propre marché.
Le rachat de ces enseignes n’est pas un coup d’éclat opportuniste. C’est l’aboutissement d’un parcours, d’une vision, d’une stratégie. C’est une réponse lucide à une exigence nationale : rééquilibrer les rapports économiques, non par la confrontation, mais par la performance, la constance et l’intelligence. Il ne s’agit pas de changer un logo ou un bail commercial : il s’agit de prouver que nous sommes capables de bâtir, de structurer, de gérer et de rayonner au même niveau — voire mieux — que les anciens opérateurs étrangers. Ce geste est un signal fort : le Sénégal peut désormais produire, distribuer et diriger.
Ce geste fait écho à celui d’un autre grand capitaine d’industrie sénégalais : feu Ahmet Amar, PDG de NMA Sanders. Le 1er mai 2015, il avait officiellement racheté les Moulins Sentenac, fleuron industriel jusque-là sous contrôle étranger. Ce fut l’un des premiers actes concrets de souveraineté dans le secteur agroalimentaire. Un geste pionnier qui avait montré la voie à toute une génération d’entrepreneurs décidés à reprendre le contrôle de notre appareil productif.
Et parfois, le destin insiste sur les symboles : le rachat de Carrefour et Supeco par Demba Ka coïncide jour pour jour avec le sixième anniversaire du décès d’Ahmet Amar. Il n’y a là ni hasard ni calcul, mais une continuité silencieuse. En reprenant ces enseignes, Demba Ka ne fait pas qu’écrire sa propre page : il rend hommage à un géant discret, visionnaire et patriote, dont la disparition avait laissé un vide. C’est une manière de dire que les graines semées par les pionniers portent enfin leurs fruits.
Il nous appartient aujourd’hui, collectivement, de prendre la mesure de cet événement. Le gouvernement, les institutions financières, le patronat, les syndicats, les chambres consulaires, les médias, les consommateurs — chacun doit s’engager à soutenir, accompagner et protéger cette initiative, qui dépasse la personne de Demba Ka pour incarner un espoir collectif. C’est un défi pour notre propre dynamisme économique. Il nous revient désormais de prouver que nous pouvons faire mieux : en qualité, en logistique, en formation, en gestion, en proximité avec les producteurs, en rapport au client et en impact social.
Car cette conquête de la grande distribution ouvre des perspectives immenses. Elle peut enfin offrir à nos maraîchers, pêcheurs, éleveurs, artisans, petites unités de transformation, des débouchés locaux stables, accessibles et rémunérateurs. Elle permet de construire une chaîne de valeur nationale, de la production à la distribution, avec le contenu local comme socle de notre souveraineté. Ce n’est pas seulement un marché qui change de mains : c’est un écosystème entier qui peut renaître.
Dans cette dynamique, l’État doit pleinement assumer sa part de responsabilité. Il ne peut plus rester simple arbitre. Il lui revient de créer les conditions de l’émergence de champions nationaux. Cela passe par des choix clairs : politiques industrielles ciblées, bonne politique de l’emploi, formation adaptée aux besoins stratégiques, fiscalité juste, accès prioritaire aux marchés publics, appui renforcé à l’export, diplomatie économique offensive. Le patriotisme économique ne se décrète pas, il se construit par des stratégies cohérentes, une administration réformée, une finance engagée, et une préférence assumée pour les entreprises nationales compétentes.
Créer des champions, ce n’est pas favoriser des proches, c’est miser sur des acteurs solides, rigoureux, engagés pour l’intérêt général. Mais réussir dans ce pays ne se limite pas à lever des fonds. Il faut aussi rompre avec les inerties culturelles, déconstruire certaines habitudes, changer notre rapport au travail, à la qualité, à l’effort. Le patriotisme économique commence par nos comportements quotidiens, notre manière de consommer, de faire confiance à nos entrepreneurs, de valoriser ce que nous produisons. Il commence par une révolution des mentalités.
Cet exemple doit faire école. Il est temps que d’autres entrepreneurs sénégalais, jeunes ou expérimentés, comprennent que l’avenir de ce pays ne dépend pas d’aides extérieures, mais de notre capacité collective à oser, à investir, à bâtir et à reprendre en main nos propres leviers économiques. Il n’y a pas de fatalité. Il y a des initiatives à prendre, des risques à assumer, des batailles à mener — et surtout, une nation à construire. Ce combat ne se gagnera pas en ordre dispersé. Il nécessite de la solidarité, de l’intelligence collective et un véritable esprit d’équipe entre les acteurs économiques. L’acte de Demba Ka est une invitation à sortir de l’attentisme et à entrer dans l’action. Ce que Demba Ka vient de réaliser n’est pas une fin en soi. C’est un point de départ. Une voie s’ouvre pour d’autres secteurs : l’agriculture, l’assurance, la culture, les transports, l’énergie, la construction, les nouvelles technologies. À l’État de la baliser. À nous de la suivre.
Les prochaines conquêtes stratégiques sont déjà identifiées : la minoterie, l’industrie sucrière, la téléphonie, les paiements numériques — mais surtout, les industries d’extraction de nos ressources premières, à commencer par les phosphates. Ces secteurs doivent faire l’objet d’une politique audacieuse, structurée et tournée vers l’intérêt national. Et au-delà des institutions, le peuple sénégalais doit s’approprier cette fierté. Il doit la porter, la défendre, l’accompagner. Pour que cette enseigne, désormais sénégalaise, devienne un symbole continental de réussite. C’est ainsi que naissent les légendes économiques. C’est ainsi que s’écrit l’Histoire.
Par Abdoulaye Dieng – Entrepreneur, membre du secteur privé national