La commémoration des 80 ans du massacre des tirailleurs sénégalais au Camp de Thiaroye, ce 1er décembre 2024, a été placée sous le signe de la clarification et du recouvrement de la dignité de ces fils africains, esclavagisés et enrôlés de force dans une guerre qui n’était pas leur objectif le plus important. En réalité, autant la Seconde Guerre mondiale visait à arrêter une injustice, celle des nazis, de la même façon, nos pays restaient encore sous le joug colonial sans même avoir eu le temps ni la possibilité de se remettre de la honteuse traite négrière.
Le cadre espace-temps de cet évènement constituait une aubaine pour mieux assumer l’arrimage de la défense nationale dans la Vision 2050 dont l’état final recherché demeure la Souveraineté pour un état où la justice aura repris cours et dont la prospérité sera ressentie par ses enfants.
En professionnel de la défense, je ne peux ne pas être obnubilé par la criticité de la souveraineté militaire et sécuritaire dans le cadre de cette entreprise globale. La Défense nationale (civile, militaire comme économique) constitue le chemin critique des lignes d’opérations (critical path, en planification stratégique) qui mènent au but global fixé par la politique de la Nation. Il me vient alors le choix de remettre au goût du jour le concept de « Doctrine de Souveraineté » par rapport à des formes sectorielles, mais non sans pertinence, de souverainetés (souveraineté technologique, chaîne de ravitaillement et processus d’équipements…).
En effet, la doctrine de défense[i], cette organisation militaire avec une philosophie, un langage et un but communs, à côté de l’unité d’efforts, demeure la première unité de mesure de la souveraineté militaire parce qu’étant la locomotive de toutes les actions visant à obtenir une indépendance. Il sert de référentiel.
La doctrine, selon le Centre (francais) interarmées des concepts, des doctrines et des expérimentations (CICDE), se décline ainsi : « …le « mode d’emploi » visant à : organiser, structurer, offrir un cadre, des principes et des outils pour l’action, des clefs pour l’interopérabilité. L’objectif premier de la doctrine est d’assurer aux forces une compréhension commune des problématiques opérationnelles. La doctrine est par essence dynamique, car en perpétuelle évolution (prise en compte des enseignements tirés du RETEX notamment). L’objectif est bien de préparer les armées pour le premier jour de la prochaine opération. »[ii] Pour les Américains (et d’autres), la doctrine militaire est : « Military doctrine is the fundamental set of principles that guides military forces as they pursue national security objectives. » ou, en langue française, « un ensemble fondamental de principes qui guident les forces militaires dans leur poursuite des objectifs nationaux. »
Cette acception permet à souhait de mesurer l’importance de la doctrine dans la vision globale de souveraineté a l’horizon 2050. C’est pourquoi la question de l’originalité d’une doctrine sénégalaise se pose avec acuité, d’autant plus que l’occasion est offerte pour ancrer un bon wagon de défense à la locomotive de la Vision 2050. Avec regret cependant, l’on se rend compte que, 80 ans après les indépendances, nous sommes loin d’avoir atteint ce but. L’exemple le plus patent nous est offert par les manœuvres militaires périodiques que le Sénégal organise avec des partenaires. Non pas du fait qu’elles se tiennent, mais plutôt en raison des buts qu’elles se fixent. Ceux-ci sont en général ainsi libellés :
Un état JAUNE(Sénégal)… est agressé par un état CARMIN (voisin)… L’état Jaune demande la mise en œuvre des accords de defense à un état AZUR (la France). »
Que tout cela est réducteur et automatique ! Que cette manière de faire désoblige et se situe aux antipodes de la souveraineté ! Même le code de couleurs utilisé est infamant si on sait ce que le rouge et le bleu pourraient représenter pour les militaires à la place du jaune et du carmin. L’azur, quant à lui, trône pour les « meilleurs », les « maîtres ». Etant donné que l’entraînement doit refléter la manière dont les engagements réels se feront, ces manœuvres tentent de perpétuer une dépendance à l’intervention et au soutien. Cela n’est pas admissible, ne l’est plus. Il est temps de suivre la marche du monde faite de souveraineté et de respect mutuel.
Au demeurant, le Sénégal n’a pas manqué de fournir des efforts dans ce sens. Les manouvres et autres entraînements qui se font pour se préparer aux menaces potentielles liées aux richesses minières du pays, à l’immigration clandestine et à d’autres fléaux, sont organisées de façon souveraine depuis quelques temps. Si elles se font avec d’autres pays, c’est sous une forme digne de coopération.
De même toutes les opérations strictement intérieures ont toujours été pilotées par l’état-major sénégalais et ses services jumeaux de la police, de la gendarmerie et des autres entités concernées.
Ainsi, tout en n’ignorant pas les efforts consentis pour diversifier les partenaires de défense, les grands pas effectués dans le cadre de la « sénégalisation » de notre outil de defense, je reste convaincu que sans une doctrine souveraine (pas souverainiste), tous les autres efforts donneront des résultats avec beaucoup de laboriosité.
A cet effet, il convient d’abord d’asseoir sa propre doctrine, lavée de tout asservissement et de toute dépendance afin d’aller vers le monde de la façon qui sied à une armée indépendante, souveraine et autonome. Cette entreprise s’accommode parfaitement de la coopération avec les autres armées et coalitions d’armées car le but ultime et revu des outils de défense est désormais le travail en synergie et dans des cadres multinationaux. Cette forme de collaboration découle de la nature des menaces les plus imminentes pour nos pays, notamment le terrorisme qui ne s’embarrasse guère des frontières physiques mais aussi la lutte contre les autres périls que seul des coalitions peuvent vaincre. C’est donc sous cet angle que le concept de souveraineté de l’outil de défense peut se comprendre : être indépendant dans ses choix stratégiques et libre dans la sélection de ses partenaires en fonction des buts visés, dans la poursuite de l’état final désiré de la nation.
Avant de conclure, je voudrais aussi mettre l’accent sur une observation qui me semble très importante. La sélection des équipements doit obéir à des nécessités doctrinales de même que le curriculum de formation. A ce propos, il est pressant d’accentuer l’effort d’équipement et le choix des lieux de formation dans cette perspective.
Le Sénégal est sur la bonne voie.
[i] “Doctrine provides a military organization with a common philosophy, a common language, a common purpose, and a unity of effort.” General George H. Decker, US Army Chief of Staff, 1960-1962
[ii] DOCTRINE D’EMPLOI DES FORCES N°128/DEF/CICDE/NP du12 juin 2014(France)
Par Lcl(er) E. Abbass Fall, psc(j)(SA), diplômé de l’école d’état-major Terre des États-Unis d’Amérique , Breveté de l’Ecole supérieure de Guerre interarmées de la République Sud-africaine