L’accélération des flux, des échanges ainsi que la circulation des Hommes, biens et services constituent aujourd’hui des marqueurs évidents du phénomène de la mondialisation comme de la globalisation.. Cependant, ceux-là ne vont pas sans une interrogation sur des problématiques majeurs que mondialisation et globalisation soulèvent, notamment au regard de la préservation des cultures et des patrimoines. C’est dans cet axe que nous intégrons la question de la banalisation, de la profanation du Kankourang et d’autres aspects des cultures mandingues, à l’aune du numérique.
Mbour, ville caractérisée par sa diversité ethnique, culturelle et religieuse est un bastion particulier de la présence mandingue au Sénégal. En effet voilà au moins 120 ans que sous l’inspiration bien heureuse des sages mandingues, notamment Baye Mady Koté, certains aspects des cultures socés dont le Kankourang, sont vécus et organisés à Mbour et environs. Pour rappel la diversité culturelle est d’abord un décret divin, parce que coranique. Nous citons à ce titre le verset 13 de la sourate Al hujuraat :« Ô Hommes ! Nous vous avons créés d’un mâle et d’une femelle, et Nous avons fait de vous des nations et des tribus, pour que vous vous entre-connaissiez. Le meilleur d’entre-vous auprès de Dieu est celui d’entre vous, qui a le plus de Taqwa ». Ce verset du Coran nous rappelle que la diversité est un signe sacré, une volonté divine. Elle est l’invitation permanente à la reconnaissance de l’autre comme altérité fondatrice. C’est dans cet esprit que nous devons réinterroger notre rapport au patrimoine culturel.
Le Kankourang est au-delà du folklore
Or, aujourd’hui, des actes répétés de profanation, de banalisation et de folklorisation fragilisent cet héritage millénaire. Ces actes aussi malheureux soient-ils, apparaissent aussi en milieu mandingue. Au-delà, des individus non-initiés, parfois étrangers à l’éthique et à l’univers symbolique du Kankourang le travestissent, et en détournent les fonctions et visées. Ce faisant, ce n’est pas seulement une tradition qui est trahie, mais un aspect de la mémoire de l’humanité universelle. Reconnu par l’UNESCO en 2008 comme élément du patrimoine culturel immatériel de l’humanité, le Kankourang n’est pas un simple masque : « Il incarne les règles de conduite, protège l’ordre moral et joue un rôle de médiation et de cohésion dans la société ». La Constitution sénégalaise elle-même, en son Préambule, proclame son attachement : « À la diversité culturelle, qui constitue la richesse de la nation sénégalaise ». Et en son article 8, elle garantit : « Les libertés culturelles, le droit de participer à la vie culturelle et de pratiquer sa tradition ». Bien avant l’UNESCO ou les constitutions modernes, la Charte du Mandé (Kuru kang fuga) – proclamée au XIIIe siècle – affirmait : « Respecte la parole donnée. Respecte les traditions ».
Numérique et diversité culturelle: hypermédiatisation et désacralisation
L’ère du numérique propulse la culture dans un espace d’hypermédiatisation sans filtre. Les rites, symboles et traditions spirituelles sont dans une hyper visibilité qui parce que filmés, postés, voire commentés et réinterprétés, les exposent à la désacralisation. Ce nouveau régime de visibilité, en même temps qu’il démocratise l’accès à la culture, provoque aussi un glissement : le passage de la sacralité à la viralité. Le Kankourang devenu « contenu » sur TikTok,, Google, méta ou encore Snapchat, aux cérémonies rituelles (« jujuwo » comme « Kuyang ») transformées en « spectacles », doivent nous interroger sur nos pratiques numériques, nos consommations médiatiques. Est-ce que le tout visible, le tout accessible est-il bénéfique et utile en tout ? Kéebaña, me dira-t’on ! Dans nos sociétés ce qui fonde parfois, le caractère sacré d’une chose, c’est bien sa rareté, sa solennité . Or avec le numérique tout est donné à voir, à entendre à commenter, sans références solides, pire sans connaissances avérées. une question de fond : dans quelle mesure le numérique serait-il un outil de valorisation culturelle ? Dans quelles conditions les outils du numérique seraient vecteurs de désacralisation ? En notre sens, il est temps de sortir d’une logique consumériste et d’exotisme en ce qui concerne le Kankourang et nos cultures d’une manière plus large. Sortir le Kankourang de son contexte rituel pour le réduire à un spectacle ou à une parade carnavalesque, c’est le tuer symboliquement. Par exemple à l’UCAD, figurezvous que la parution du Kankourang est organisée certaines nuits, par qui ? Comment ? Et pour quels motifs ?
La profanation de l’esprit de l’initiation mandingue est un meurtre symbolique, une atteinte à la dignité du peuple socé et à la diversité culturelle que le Sénégal prétend incarner. Aussi plaider pour la protection des patrimoines, ce n’est pas défendre une identité figée. C’est défendre un lien sacré avec nos histoires, une manière d’habiter le monde.
Notre prochaine publication comportera un ensemble de propositions pour renforcer la protection du patrimoine mandingue, au Sénégal.
Dr. Moussa Diop
Enseignant-chercheur en Sic
Maître de conférences assimilé au CESTI-UCAD