Le débat sur la gestion du foncier au Sénégal prend une tournure politique majeure. Le parti Pastef a récemment annoncé son intention de soumettre à l’Assemblée nationale une proposition de loi visant à suspendre, jusqu’aux prochaines élections locales, la compétence des collectivités territoriales en matière de gestion foncière.
Cette initiative intervient dans un contexte marqué par une multiplication des conflits fonciers, des attributions controversées et une insécurité croissante pour les populations rurales et urbaines. Loin d’être un simple enjeu administratif, le foncier est au cœur de tensions sociales et économiques profondes. Depuis plusieurs décennies, les réformes successives ont progressivement fragilisé les droits des citoyens, menaçant l’accès à la terre pour des milliers de familles installées depuis des générations. La question foncière est devenue une bombe sociale, nourrie par la spéculation immobilière, la corruption et les accaparements de terres au profit de promoteurs privés et d’intérêts étrangers. Alors que l’initiative de Pastef remet en question le rôle des collectivités territoriales dans la gestion du foncier, il est crucial de comprendre comment l’évolution du cadre législatif a conduit à une situation où de nombreuses familles risquent, aujourd’hui, l’expropriation, sans garanties ni protections juridiques suffisantes. Un régime foncier coutumier longtemps stable Avant la colonisation, la terre appartenait aux communautés et était gérée par des chefs de village, de lignage et des lamanes (premiers occupants). Ce modèle, bien qu’informel, garantissait une répartition équitable et sécurisée des terres selon des principes fondamentaux :
• Un droit d’usage collectif plutôt qu’un droit de propriété privée ;
• Une transmission intergénérationnelle, assurant la continuité des exploitations familiales ; • L’inaliénabilité des terres communautaires, empêchant toute concentration abusive ;
• Un arbitrage local des conflits fonciers, évitant les litiges liés à la spoliation. Ce régime coutumier assurait une sécurité foncière de fait, permettant aux populations d’exploiter durablement leurs terres sans craindre d’être expulsées.
L’impact des réformes juridiques sur l’insécurité foncière L’arrivée de la colonisation a bouleversé cet équilibre. Dès l’Acte Torrens de 1858 et le décret du 26 juillet 1932 qui, le foncier est passé sous le contrôle de l’administration coloniale, instaurant un système d’immatriculation foncière favorisant la propriété privée et excluant les systèmes coutumiers. Après l’indépendance, le Sénégal a adopté la loi 64-46 du 17 juin 1964, qui a instauré le Domaine national, supprimant officiellement les droits fonciers coutumiers et confiant la gestion des terres à l’État et aux collectivités locales. Cette réforme a eu plusieurs conséquences :
• La disparition de la propriété foncière traditionnelle, privant les populations de titres de propriété officiels ;
• L’instauration d’un droit d’usage conditionné, avec un risque constant de retrait en cas de « non mise en valeur » ;
• Une gestion locale opaque et sujette à la corruption, avec des attributions arbitraires. En 1996, la décentralisation a transféré la gestion foncière aux collectivités locales (lois 96-06 et 96-07 du 22 mars 1996), renforçant leur rôle dans l’attribution des terres.
Toutefois, en l’absence de mécanismes de contrôle stricts, ce transfert a ouvert la voie à des abus massifs et des pratiques clientélistes, alimentant la spéculation foncière et les litiges. Spéculation foncière et risque d’expropriation Aujourd’hui, la gestion foncière au Sénégal est confrontée à une explosion des conflits liés à la terre. Les réformes récentes, notamment la loi 2011-07 du 30 mars 2011 sur la propriété foncière et le décret 2012-396 du 27 mars 2012 instituant le Numéro d’Identification Cadastral (Nicad), ont cherché à moderniser le système, mais elles ont aussi exacerbé l’insécurité pour les populations. Aussi, le décret n° 2020-1773, modifiant le décret n° 72-1288 du 27 octobre 1972, a tenté d’introduire un cadre plus rigoureux pour la gestion du domaine national. Cependant, son application reste limitée, et les affectations foncières continuent de poser problème.
De même, le décret n° 2022-2307 du 30 décembre 2022, bien qu’introduisant la possibilité d’affectations collectives, n’a pas permis de résoudre les conflits liés à l’expropriation et à la spoliation des terres. Malgré des décennies de réformes, l’insécurité foncière persiste, alimentée par un cadre juridique flou, une administration inefficace et des pratiques spéculatives. En milieu rural, les terres sont souvent cédées à de grands groupes agro-industriels, privant les petits exploitants de leurs ressources. En milieu urbain, la spéculation immobilière entraîne des expulsions, avec la complicité de certaines autorités locales. L’initiative de Pastef de suspendre temporairement la gestion foncière des collectivités locales intervient dans ce contexte. Elle vise à mettre un frein aux dérives observées dans l’attribution des terres, en attendant l’élection d’un nouveau pouvoir local plus légitime. Vers une réforme foncière plus juste et inclusive Si cette proposition de loi peut être perçue comme une réponse d’urgence face aux abus, elle ne règle pas le problème de fond. Une réforme foncière durable doit impérativement inclure : • La reconnaissance des droits fonciers coutumiers et leur intégration dans le droit positif ;
• Une simplification des procédures administratives pour éviter que la bureaucratie ne serve d’outil d’expropriation ; • Un encadrement strict des attributions foncières pour lutter contre la corruption ; • Une transparence totale dans la gestion du foncier par les collectivités locales et l’État ; • Un meilleur accès des femmes et des jeunes aux terres, avec des mécanismes garantissant l’égalité d’accès. Le foncier est devenu un enjeu politique et social majeur au Sénégal. Entre conflits, spéculation et mauvaise gouvernance, la sécurité des populations est menacée. La proposition de loi de Pastef reflète une prise de conscience de ces dérives, mais une solution durable passe par une réforme plus large, garantissant justice sociale et sécurité foncière. Si rien n’est fait pour protéger les populations vulnérables, la gestion foncière pourrait devenir une source permanente d’instabilité, menaçant la paix sociale et le développement économique du pays.
El Hadji Ndiogou DIOP Géographe, Environnementaliste Email : ndiogou.diop@senelec.sn