Les files d’attente pour le carburant s’étendraient à Lagos, Johannesburg, Kinshasa, Le Caire et Nairobi. Avions cloués au sol. Camions immobilisés. Hôpitaux plongés dans l’obscurité. Villes en chaos. Le moteur économique du continent s’arrêterait net en quelques jours à peine.
Ce n’est pas un scénario catastrophe exagéré pour semer la panique. C’est un angle mort stratégique qui se cache à la vue de tous. Malgré une production de plus de 5 millions de barils de pétrole brut par jour, le continent importe encore plus de 70 % de ses produits pétroliers raffinés. En réalité, cette dépendance laisse l’Afrique dangereusement surexposée.
Anibor Kragha, secrétaire exécutif de l’African Refiners and Distributors Association (ARDA), souligne :
« Si les importations venaient à s’arrêter, l’effondrement ne serait pas seulement technique – il serait systémique. Aujourd’hui, l’Afrique dépend profondément des importations de carburant, ce qui la rend vulnérable à des chocs aux conséquences immédiates et considérables. »
Un continent pris en otage par ses importations de carburant
Les répercussions d’une perturbation prolongée des importations de carburant en Afrique s’aggraveraient rapidement et sur plusieurs fronts.
Les secteurs de l’aviation, du transport routier et de la construction s’arrêteraient, les pénuries de kérosène isolant de fait des pays entiers. Des millions de tonnes de marchandises, de médicaments et de denrées alimentaires resteraient bloquées dans les entrepôts et les ports, incapables de circuler. Les infrastructures critiques tomberaient en panne à mesure que les générateurs diesel – essentiels pour les hôpitaux, les tours de télécommunication, les systèmes d’eau et les banques – s’arrêteraient.
Dans les petites communautés rurales, les dispensaires perdraient l’électricité ; dans des villes de dix millions d’habitants, la pression de l’eau pourrait s’effondrer. Puis, à mesure que les chaînes d’approvisionnement se briseraient et que les services de base défailliraient, l’insécurité énergétique se transformerait en troubles sociaux plus larges. Les pénuries de carburant alimenteraient l’inflation alimentaire, les coupures d’électricité et la paralysie économique – des conditions propices à l’instabilité politique à travers le continent.
Des secteurs entiers s’effondreraient du jour au lendemain. L’exploitation minière en Afrique du Sud, au Nigeria, au Ghana, en RDC et en Zambie s’arrêterait. Les exportations de cuivre de Zambie et de cobalt – cruciales pour la chaîne d’approvisionnement mondiale des véhicules électriques – resteraient bloquées au Congo. La production d’or du Ghana, déjà sous pression, se figerait. Les plateformes pétrolières, les navires et les camions tombereaux se tairaient.
Des milliards de dollars de recettes perdus en quelques jours.
Le paradoxe énergétique africain : riche en ressources, pauvre en raffineries
L’Afrique regorge de pétrole brut mais souffre d’un manque persistant de capacités de raffinage. Le continent compte plus de 40 raffineries, mais beaucoup sont obsolètes, sous-utilisées ou à l’arrêt. Le Nigeria, premier producteur de pétrole d’Afrique, dispose d’une capacité nominale de raffinage de 1,1 million de barils par jour, y compris la nouvelle raffinerie Dangote de 650 000 bpj. Pourtant, il dépend encore des importations pour plus de la moitié de ses besoins en carburant.
Sur l’ensemble du continent, la production de brut dépasse les capacités de raffinage. Lors du Congo Energy & Investment Forum, des projets visant à doubler la production nationale à 500 000 bpj ont été annoncés, mais la raffinerie CORAF de Pointe-Noire ne peut actuellement traiter que 24 000 bpj, avec une augmentation prévue à 40 000 – bien en dessous du potentiel, malgré la proximité de marchés clés comme la RDC.
Pendant ce temps, la demande augmente rapidement. La population africaine devrait atteindre 2,5 milliards d’habitants d’ici 2050, avec des besoins énergétiques appelés à doubler. Cette dépendance aux produits raffinés importés mine la souveraineté économique, creuse les déficits commerciaux, déstabilise les devises et freine l’industrialisation. Elle menace également les objectifs de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) en renforçant les dépendances externes au lieu de construire une résilience interne.
Corriger ce déséquilibre exige une réponse coordonnée à l’échelle continentale – ce qu’ARDA a déjà commencé à structurer.
La vision de l’ARDA : la sécurité énergétique comme catalyseur de prospérité
La conférence ARDA Week 2025, tenue cette année au Cap, avait pour thème « Africa First », reflétant la vision constante de l’African Refiners and Distributors Association : permettre au continent de prendre en main son avenir énergétique – raffiner, distribuer et alimenter ses économies selon ses propres termes.
Kragha a souligné ce point en déclarant :
« La sécurité énergétique n’est pas un luxe – c’est une bouée de sauvetage. Sans souveraineté énergétique, il n’y a pas de développement durable. Ce n’est pas seulement une question d’infrastructures – c’est une question d’avenir pour l’Afrique. »
Pour éviter la paralysie économique qu’un arrêt brutal des importations de carburant provoquerait, l’ARDA pilote une stratégie continentale articulée autour de cinq piliers :
Moderniser et augmenter les capacités de raffinage à travers des projets résilients et commercialement viables.
Harmoniser les spécifications et réglementations des carburants pour libérer le commerce intra-africain.
Attirer les investissements grâce à la transparence, à des projets bancables et à des cadres de gestion des risques.
Développer les infrastructures – oléoducs, dépôts, terminaux de stockage, usines d’embouteillage de GPL et réseaux logistiques.
Renforcer les compétences humaines dans la réglementation, l’ingénierie, la finance et les opérations.
Une initiative phare consiste à élargir l’accès au GPL propre dans les foyers et les régions mal desservies – créant des millions d’emplois tout en réduisant la dépendance à la biomasse.
Mais Kragha insiste : cette transformation ne se fera pas uniquement par le plaidoyer. Elle exige une action urgente et coordonnée.
Sécuriser l’avenir énergétique de l’Afrique
D’abord, les gouvernements doivent réduire la bureaucratie et simplifier les procédures d’approbation des projets pour accélérer leur mise en œuvre. Les goulots d’étranglement qui rendent le raffinage et la distribution locaux non compétitifs doivent être éliminés afin de rendre le secteur aval plus efficace et évolutif.
Tout aussi cruciale est la mobilisation des capitaux domestiques. Avec plus de 4 000 milliards de dollars immobilisés dans les fonds de pension, les réserves d’assurance et les fonds souverains, des politiques intelligentes sont nécessaires pour réduire les risques liés aux investissements énergétiques et libérer cette source de financement vitale. Donner aux régulateurs l’autonomie et la capacité technique d’imposer les normes est essentiel pour garantir la cohérence, la transparence et la confiance des investisseurs.
Parallèlement, l’Afrique doit éliminer les barrières commerciales internes afin que le carburant, le capital et l’expertise technique puissent circuler librement à travers les frontières, stimulant ainsi l’intégration régionale. Les innovations financières comme les crédits carbone, le financement mixte et les mécanismes de garantie offrent des outils précieux pour accroître les investissements et réduire les risques des projets.
Les stocks stratégiques doivent aussi faire partie de la solution. De nombreux pays africains ne disposent que de quelques jours de réserves de carburant – une vulnérabilité face aux perturbations mondiales de l’approvisionnement. Pourtant, la mise en place de cadres nationaux ou régionaux de stockage est à la fois pratique et abordable. Des obligations minimales de stock, soutenues par des systèmes de déclaration et de modestes prélèvements, pourraient améliorer considérablement la résilience sans alourdir la charge des consommateurs. Beaucoup de pays disposent déjà de capacités de dépôt suffisantes pour augmenter leurs stocks – ce qu’il faut, c’est une coordination politique et une volonté ferme.
Kragha avertit : « Rien de tout cela ne réussira sans une forte volonté politique et une voix unie des dirigeants africains. La souveraineté énergétique doit devenir une priorité continentale – non seulement pour la croissance, mais aussi pour la résilience et la prospérité à long terme. »
Crise ou catalyseur ? Le tournant énergétique de l’Afrique
Un arrêt de 30 jours des importations de carburant paralyserait le continent – mais pourrait aussi être l’électrochoc nécessaire. Ce n’est plus seulement un risque de chaîne d’approvisionnement ; c’est un point d’inflexion stratégique. Le choix est clair : rester exposé aux chocs externes ou saisir l’occasion d’investir dans les capacités de raffinage, les infrastructures et le développement des compétences pour garantir une souveraineté énergétique durable.
« Raffinez, raffinez, et encore raffinez » est devenu le cri de ralliement de Kragha ces dernières années. Mais cela dépasse le seul carburant – il s’agit de bâtir l’épine dorsale de l’industrialisation, de renforcer l’intégration régionale et de libérer une prospérité partagée.
Avec le bon leadership, l’Afrique peut transformer la dépendance d’aujourd’hui en force de demain. Construire des systèmes de raffinage modernes et résilients ne se fera pas du jour au lendemain, mais une action coordonnée et des investissements audacieux peuvent, au cours de la prochaine décennie, offrir la sécurité énergétique nécessaire pour alimenter une croissance inclusive et durable à travers le continent.
Carburant après carburant. Raffinerie après raffinerie. L’Afrique doit alimenter son propre avenir – non pas en réaction à une crise, mais dans la poursuite d’une opportunité.
À propos de l’ARDA
L’African Refiners & Distributors Association (ARDA) est une organisation à but non lucratif de premier plan, dédiée à promouvoir le développement durable du secteur énergétique africain. La mission de notre communauté est de favoriser la collaboration entre les acteurs de l’industrie, d’encourager l’innovation et de stimuler l’investissement pour relever les défis énergétiques de l’Afrique. Par ses actions, l’ARDA vise à libérer le potentiel énergétique du continent, à réduire la pauvreté énergétique et à soutenir la croissance économique de l’Afrique.
Anibor Kragha
Secrétaire exécutif, African Refiners and Distributors Association (ARDA)