So long Sarr Diagne
Mon cher Moustapha, tu me pardonneras de ne parler de toi au monde, mais d’abord à Penda et à tes enfants, qu’en ayant pris tout mon temps. Tu pardonneras, bien sûr, parce que tu prenais ton temps. Pour tout. Avant de te lancer. Et quand tu te lançais, ramassé sur toi comme pour te soustraire à des ondes distrayantes, tu ne t’arrêtais plus tant que tu n’avais pas tiré de la machine ce papier noirci de ta prose vive et ardente, sourire aux lèvres, pour le tendre à ceux qui n’auront pas patienté pour rien. Pour Démocratie, L’Info7 ou une autre feuille, c’était toujours un masterpiece ; et pendant que l’équipe s’extasiait dessus, tu t’étais éloigné vers le balcon ou dans une cour pour griller cigarette après cigarette…
De Moustapha Sarr Diagne, décédé le 22 mai 2025, quelques-uns parmi ses compagnons ont livré des témoignages touchants. Ils ont porté sur ses qualités humaines comme professionnelles.
Humainement, il est d’usage, dans notre environnement culturel, de ne retenir des défunts que leurs qualités lors de leur célébration. Aucun d’entre nous n’étant ni ange ni diable, cette espèce de convention quasi protocolaire ne fournira pas dans ce texte d’éléments substantiels. Parce que Moustapha, comme chacun d’entre nous, n’était ni ange ni démon, mais surtout parce que, pour ce que j’en ai perçu, sa personnalité profonde aura échappé à beaucoup parmi ses compagnons et amis à cause de sa notable complexité.
Ni coryphée ni enfant de chœur (quel que soit le sens que l’on retienne), philosophe de formation, il l’était aussi dans ses choix de vie. Libre et intellectuellement autonome, il a préservé sa vie durant, du mieux qu’il a pu, son intégrité. Je retiendrai de lui sa douceur de caractère et ce « don de plaire » (natif) que Charles Baudelaire considère comme le plus précieux des atouts humains, mais dont Moustapha, philosophe attentif, s’est refusé à jouer… contrairement à son charme que connaît la gent féminine !
Or donc, j’ai choisi de ne pas m’arrêter sur l’humain, je m’en suis expliqué, je n’ai pas envie que ce que j’en dirais soit catégorisé thrène conventionnel.
J’ai donc choisi de parler du professionnel, un super journaliste, que mes devanciers sur ce terrain de l’hommage posthume ont qualifié de « Mozart du journalisme ». C’est vrai ! La structure formelle de ses textes est millimétrée comme une partition, sa prose d’une douce musicalité, l’architecture de sa pensée, certes très élaborée, restant accessible au plus grand nombre – quand, au minimum, il sait lire, bien évidemment !
J’ai rencontré et donc connu Moustapha Sarr Diagne en février 1991, à la frontière entre l’Arabie saoudite, le Koweït et l’Irak, suite à l’invasion par l’Irak de Saddam Hussein de l’émirat du Koweït. Nous étions allés, lui pour Le Soleil, moi pour Le Cafard Libéré (avec d’autres confrères, le regretté Ibrahima Fall de Sud-Hebdo alors, et Daouda Ndiaye de la RTS) couvrir la première « Guerre du Golfe ». Resquilleurs bienvenus, dans l’avion personnel du roi Fahd, envoyé par le souverain pour emmener Médoune Fall et quelques officiers de notre armée vers nos jambars sur le front.
Bien sûr, nous nous étions déjà croisés sur le terrain de la couverture d’événements politiques, avec Moustapha, ce surdoué qui, à 22 ans, avait été fait chef du desk politique du quotidien national par le très exigeant Bara Diouf ; et, dans l’avion vers le Golfe, nous avions brièvement échangé avant que je ne m’abîme avec délice dans une conversation avec un colonel de l’armée sénégalaise, un Niang, si je me souviens bien, alors chef d’état-major de l’armée de l’air. Pardonnez-moi cette digression : cette longue conversation vint définitivement asseoir l’idée que, déjà, je me forgeais petit à petit de nos officiers de tout rang : ces gens sont de la crème fine intellectuellement. Que Dieu continue de les protéger contre les tentations vulgaires et déshonorantes pour des soldats auxquelles ont cédé leurs collègues de la sous-région !
Sur cette frontière singulière où se croisent trois nations, et qui s’est embrasée à cause de l’étourderie politique de Saddam Hussein, nous avons eu, entre journalistes, avec parfois la participation d’officiers et sous-officiers, des discussions toujours pointues sur la… géopolitique. Je découvre Moustapha Sarr Diagne.
Après huit jours entre cette frontière, Djeddah, Riyad, La Mecque, lui et moi sommes assis côte à côte dans le même avion pour le voyage du retour. Nous parlons de mon projet de lancer Démocraties, mensuel panafricain de prospective politique ; il est enthousiasmé et y adhère.
Nous ne nous quitterons presque plus durant les dix années à venir. Autour de ce journal que nous avions lancé, nous avions choisi de rassembler le regretté Mame Less Camara, Boubacar Boris Diop, Babacar Justin Ndiaye, Mamadou Amath, Ibrahima Koné (universitaire malien, qui deviendra ambassadeur de son pays en Mauritanie, sous Konaré). Ont rejoint progressivement cette équipe fondatrice, soit ponctuellement, soit de façon plus régulière, Moustapha Sène, un autre surdoué, pressé pour rien, vif cependant ; l’inoubliable Souleymane Ndiaye, le regretté et très brillant Ibrahima Mané, avec d’autres figures dont, alors très jeune et remarquable journaliste en économie, Cheikh Thiam. Moustapha et moi nous étions entourés des meilleurs. Et c’est ainsi, si on veut être tiré vers le haut, que l’on doit faire – si haut se croit-on soi-même – quand on doit constituer une équipe. La même démarche fut adoptée quand je te confiais, cher ami, la rédaction en chef de L’Info 7, une dizaine d’années plus tard.
Ce ne fut pas facile de travailler avec toi, Tapha, car sans bruit, mais sans aucune concession, tu avais choisi de vivre libre, à ton rythme. Et tu ne me pardonnerais pas, où tu habites aujourd’hui pour toujours, de travestir la vérité en prétendant que ce n’était pas agaçant de te voir prendre ton temps quand nous nous agitions, souvent tard le soir, pour boucler l’un ou l’autre journal. Quand, intérieurement en ébullition, tu n’en montrais rien jusqu’à ce que tu t’assoies face à la machine. Tes doigts alors faisaient la course avec tes idées en rafales, et la machine crépitait sous les volutes de tes cigarettes jusqu’à cet instant où tu appuyais sur ce bouton. Et alors, sur nos machines, devant ce papier qui nous a tant irrités à se faire attendre, et qu’au bout de cinq lignes on lisait en dévotion, sidérés par un pareil talent, on n’avait peut-être pas l’occasion de te dire tout de suite tout le bien que l’on pensait de ton texte. Tu étais parti on ne sait où dans la nuit ; tu reviendrais à la rédaction ou ne reviendrais pas, imprévisible comme une étoile filante.
Il se pouvait bien que demain soit jour de paye, mais tu pouvais tout autant « disparaître » trois jours ou une semaine. Il fallait te courir après pour te remettre ton salaire, comme il avait fallu t’arracher ce papier qui pouvait tout changer d’un dossier, ou ce titre de une, prémonitoire, qui fera l’unanimité : « Démocratie en Afrique – Les risques de ressac », alors que le monde entier s’extasiait devant les avancées induites par les « conférences nationales » post-sommet de la Baule.
Je n’exagère rien de rien !
« L’éloge funèbre comporte des difficultés dont la plus ardue est de ne pas se laisser aller à parler de soi autant, sinon plus, que du défunt », écrivais-je il y a cinq ans, dans Jeune Afrique, à propos de Babacar Touré qui venait de nous quitter.
Vous me pardonnerez donc ce qui suit, ami lecteur. En tant que journaliste, je me suis spécialisé dans le portrait en ayant toujours essayé de bien le faire, dix ans durant, dans les colonnes du Cafard Libéré. Et donc, chaque fois que j’ai vu un portrait dans un journal, n’importe lequel, je l’ai lu avec attention, dans… l’espoir qu’il m’affole. C’est arrivé deux fois. La première avec Abdou Salam Kane (le très érudit Asak) croquant Abdou Diouf dans les colonnes du Devoir. Il raconte Diouf, mis à l’épreuve par Senghor à travers toutes sortes de tentations, en même temps que d’autres aspirants à sa succession, « tous recrachés comme des noyaux de cerise », sauf « Diouf Abdou, qui résista aux femmes, à l’argent » et à l’orgueil aussi.
La deuxième fois qu’un portrait m’affola, ce fut avec toi, Tapha. Sous ta plume et ton esprit vif, Cheikh Tidiane Sy Al Maktoum, dont tu peignis la propreté de l’esprit et du corps, en homme « lustré jusques derrière le lobe de son oreille ».
Notre doyen et formateur Asak, que je viens de citer, que tu as croisé à tes débuts au Soleil, et qui se souvient parfaitement de ta précocité intellectuelle – on en a parlé peu après ton décès – m’a dit un jour : « Tu sais comment je sais qu’un papier est vraiment bien écrit ? C’est quand j’ai envie de l’avoir eu écrit ! ». Très souvent, j’ai eu ce sentiment devant tes… partitions.
Ah, l’humain ! Je ne m’y arrêterai pas ici, je l’ai dit, pour éviter le thrène convenu et le piège, mais alors… ! Quelles virées inavouables, quelles aventures improbables n’avons-nous pas vécues ensemble avec ma Deux-Chevaux grise, quand je venais te chercher à neuf heures du matin sur le boulevard du Canal 4, et que fort souvent, l’on ne se quittait qu’après bouclage tard dans la soirée…
Alioune Diagne et Papi (de son vrai nom Ababacar), tes enfants, et mon fils Ousmane sont amis d’enfance, devenus inséparables, sans que toi et moi n’ayons rien eu à voir avec ça. Penda Télémaque Sow, la maman des tiens, qui connaît bien ce trio turbulent, y voit comme une survivance, due à un heureux et surprenant « hasard », de notre turbulente amitié. – La vérité se survit à elle-même ! – Amitié mêlée de complicité professionnelle que Penda a vécue de près au sein de la rédaction de L’Info7 que tu dirigeais, et où vous vous étiez rencontrés.
« Le hasard, a dit un auteur oublié, est le nom laïc du miracle. »