La visite d’Ousmane Sonko en République populaire de Chine, la première hors d’Afrique, n’est pas une simple visite ordinaire mais confirme un important shift stratégique dans la politique internationale du Sénégal à la suite du président de la République qui avait lui aussi consacré sa première visite d’Etat hors d’Afrique à la Chine.
Deux événements de dimension mondiale marquent le contexte de cette visite : la confrontation au Moyen-Orient et les menaces graves qu’elle fait peser sur la paix et la stabilité internationales d’une part, et d’autre part, la crise mondiale des droits de douane suscitée par l’Administration américaine.
Repenser les relations internationales du Sénégal était déjà devenu depuis longtemps une grosse priorité, mais le contexte actuel lui confère une plus grande acuité. C’est sous ce rapport qu’il convient d’analyser les voyages hors Sénégal d’Ousmane Sonko dans la dernière période. Après s’être rendu au Mali, au Burkina, en Guinée-Conakry et en Sierra-Leone, le Premier ministre recevant son homologue du Congo à Dakar le 12 juin dernier avait appelé à une diplomatie affranchie des « complexes coloniaux » et à une « redéfinition des priorités diplomatiques des pays africains, en mettant l’accent sur les relations intracontinentales ». Une telle orientation mise en pratique serait assurément un premier renversement de portée stratégique.
Ensuite, une première sortie hors d’Afrique réservée à la République populaire de Chine vient consacrer la deuxième rupture sur le front des relations internationales du Sénégal. Ce sont précisément ces nouveautés fondatrices qu’il nous faut saluer, encourager et accompagner. Les événements que nous vivons dans le moment présent à l’échelle mondiale ont définitivement ouvert les yeux à ceux qui étaient encore assoupis. Tout le monde sait à présent qu’il y a des puissants qui considèrent le génocide à Gaza pour le moins comme une question secondaire, tout en reconnaissant à d’autres le droit de déclencher la guerre mondiale sous n’importe quel prétexte. C’est pourquoi le Sud global doit nous intéresser et en particulier la Chine sous tous rapports, particulièrement au regard de son parcours des sept dernières décennies.
En décembre 2019, un éditorialiste connu d’un journal africain évoquait les six décennies d’indépendance des pays africains à travers la question « qu’avons-nous fait de nos 60 ans ?» A côté, la Chine bouclait elle aussi ses 70 ans d’indépendance retrouvée (octobre 1949). Donc c’est, pour ainsi dire, la même génération. Qu’a fait la Chine de ses 70 ans après s’être débarrassée d’un siècle de domination et d’exploitation ? Cette approche comparative entre l’Afrique et la Chine pouvait avoir un certain mérite pédagogique contre l’afro-pessimisme ambiant. Nous l’avons expérimentée, mon ami Cheikh Ibrahima Niang de Richmond Virginia aux États-Unis et moi-même, il y a quelques années. L’objectif, pour nous, était de montrer que l’échec n’est pas une fatalité pour l’Afrique dès lors qu’on se dote d’une gouvernance de rupture, fondée exclusivement sur les intérêts des peuples africains.
Et les souvenirs se mirent à se bousculer dans ma tête comme la fameuse formule restée tristement célèbre de Nicolas Sarkozy, alors Président de la République française, dans son discours de Dakar en 2007, selon laquelle « l’Africain n’était pas suffisamment rentré dans l’Histoire » ou encore les thèses de Gobineau sur l’inégalité des « races » et le péril jaune du milieu du siècle dernier. Gobineau et ses acolytes réactionnaires faisaient croire à une Chine condamnée par les gènes de sa « race » à une misère éternelle. Selon eux, le croît démographique de ce pays entraînerait, tout naturellement, un flux migratoire de hordes de millions de Chinois faméliques envahissant l’Europe à la quête de survie et de devenir.
Il se trouve qu’aujourd’hui, ce fameux péril jaune se présente plutôt sous la forme d’une Chine resplendissante, première puissance commerciale du monde, avec une capacité de résilience phénoménale marchant d’un pas ferme et résolu à la suprématie économique. Huit cents millions de personnes (oui ! 800 millions) ont été sorties de l’extrême pauvreté en seulement 4 décennies (1978-2018). Telle est la réponse fondamentale que la Chine a apportée à ses détracteurs d’hier et d’aujourd’hui. « Kuy dóor a man kuy saaga». Nous devons nous convaincre que, pour l’Afrique aussi, c’est possible.
Oui, Ici en Afrique, les intellectuels africains, pour leur part, avaient, en son temps, apporté la riposte qu’il leur revenait d’infliger à Nicolas Sarkozy, rigoureuse et cinglante dans sa diversité complémentaire. Il revient cependant aux décideurs politiques africains d’aujourd’hui d’apporter la réponse fondamentale telle que les Chinois l’ont fait sans tambour ni trompette. Une Chine qui n’a jamais colonisé aucun territoire africain, qui n’a jamais vendu ni acheté des esclaves en Afrique, qui n’a pas de troupes d’occupation en Afrique… Cette Chine-là que l’on ne veut pas nous voir regarder, nous devons nous intéresser à elle en y distinguant ce qui peut être universel dans son expérience et ce qui relève du spécifique.
Jeunes et fougueux, volontaristes subjugués par la victoire des Chinois sur les dominateurs, on nous appelait maoïstes. C’était dans les années de braises post-68 et nous en étions fiers. Tout jeunes que nous étions, pleins d’ambition pour notre pays et pour l’Afrique, nous voulions, tout en restant nous-mêmes, attachés à notre culture et à nos valeurs propres, apprendre d’un pays dont la population était essentiellement rurale comme la nôtre et où des expériences exaltantes se développaient pour sortir un milliard d’êtres humains de la faim et de la misère. Les succès éclatants de la Chine d’aujourd’hui nous rappellent la fameuse formule de Mao Tsé Toung, leader historique de la révolution chinoise et premier président de la République populaire de Chine : « rien n’est impossible dans l’univers pour celui qui ose escalader les cieux. »
Les nouvelles autorités sénégalaises affichent, sous ce rapport, une nette volonté de mettre en pratique la théorie du « marcher sur ses deux jambes » : déployer une politique africaine résolument inclusive et complémentaire comme corde principale de notre coopération et repenser les relations avec le reste du monde en donnant à la Chine la place qui est la sienne. Faut-il rappeler que, lors de la visite d’État du Président Faye en septembre de l’année dernière, en dehors des 10 accords signés et de 27 milliards de f cfa de don sans contrepartie, la Chine avait annoncé la mobilisation de 50 milliards de dollars, soit 30.000 milliards de f cfa pour l’Afrique. C’est dire que cette visite du Premier ministre est porteuse de beaucoup d’espoirs à court, moyen et long terme.
En 2006, après avoir pris part au sommet Chine-Afrique à Beijing, je glosais sur l’appellation du sommet. En effet, « Chine-Afrique » est impropre, sauf si on ajoute un « s » à Afrique. On voyait d’un côté une seule et même délégation chinoise calme et disciplinée et de l’autre, une cinquantaine de pays africains dispersés, aussi faibles les uns que les autres et pourtant potentiellement si riches, chacun avec sa délégation essayant de tirer les marrons du feu. On ne peut, dans ces conditions, qu’être ravi d’entendre le Premier ministre du Sénégal s’adresser à ses hôtes chinois en ces termes : « Ce que nous bâtissons aujourd’hui, c’est une Afrique souveraine et prospère. » Tout est donc dit.
Mamadou Diop Decroix
Ancien ministre d’État
Secrétaire général de Ànd-Jëf/Pads