J’ai fermé ce texte avec quelques regrets. C’est le sentiment que j’ai souvent face à un texte bien écrit, puissant et que je considère comme original. Je n’ai pas envie de finir ce genre de roman. C’est le cas des Soleils invincibles que j’ai eu le plaisir de relire plusieurs fois. Ce texte que je me décide à faire n’est absolument pas à la hauteur de la qualité de l’œuvre et ne rend pas justice au talent de son auteur que j’ai vu grandir artistiquement. À la lecture de ce texte, j’ai eu deux préoccupations sur lesquelles je vais revenir succinctement. D’un côté, le texte rend compte de la complexité de la situation des voyageurs africains modernes ayant mille qualificatifs péjoratifs dans la conscience collective européenne (si on peut se permettre cette expression). D’un autre côté, il s’agit d’une œuvre de fiction qui, à bien des égards, emprunte les contours de l’essai pour raconter des parcours de vies inspirantes avec un génie certain. Sa caractéristique principale, selon moi, c’est l’audace et la maitrise de l’art du roman. Un pari délicat pour Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye plus connu comme un porteur du feu sacré de la poésie.
Soleils invincibles, un autre livre sur l’actualité de la migration ?
Ce n’est pas juste de juger le livre avec un critère aussi léger, car la littérature va au-delà des critères thématiques sur lesquels les critiques modernes ont l’habitude de s’arrêter. Ndèye Arame Dimé fait bien de le rappeler dans sa rigoureuse recension, « limiter ce premier roman à l’éternelle question migratoire reviendrait à en réduire la riche densité symbolique ». Je hais cette tendance à chercher à classer, à faire de la taxonomie des œuvres de fiction en partant des soi-disant thèmes. Dès lors, juger le roman sur la base de ce critère ainsi que sur les éléments du péritexte relève de la paresse intellectuelle, sinon d’un manque de culture du livre.
Entre le Transit d’Abdourahmane Waberi et la somptueuse énigme du retour de Dany Laferrière, il y a de la place pour l’infini de la création romanesque. Dans les silences des cœurs des migrants en détresse, en quête de soi ou de reconnaissance sociale, il y a assez de la place pour les Soleils invincibles. Parce que la direction de l’exil n’est pas la même. Les raisons de mobilité non plus. La sensibilité encore moins. On ne peut clairement pas mettre dans le même registre ce texte comme une excroissance de l’œuvre de Fatou Diome. Mais quelque part, je le concède, les drames modernes sur la question (Lampedusa) et le traitement médiatique avec son prisme déformant peuvent faire penser que le sujet est saturé. Mais la littérature se nourrit de littérature, de la vie et de n’importe quel événement. Un texte peut ouvrir la voie à un autre texte. De ce point de vue, le texte de Cheikh Ahmadou Bamba Ndiaye est digne d’intérêt. Seulement, les discours dominants sur « le migrant » tendent à vampiriser toute construction scientifique et artistique sur une situation d’une grande complexité. Ceci dit, j’aimerais relever les points annoncés succinctement.
La tragédie socio-culturelle du voyage moderne des Africains : les mots justes et poétiques pour dire la condition humaine
La porte d’entrée de ce texte est la mort inopinée (la mort peut-elle être autre que cela ?) de l’ami qui ouvre le drame de Dramane, qui sert de toile de fond à l’évolution cahoteuse de plusieurs personnages ballotés entre quête identitaire, quête de reconnaissance sociale et désir de liberté dans une société moderne marquée par un entre-deux culturel tendu. D’une part, l’effilochement des valeurs traditionnelles africaines essentialisées et d’autre part, le désir de liberté dans une société qui semble avoir perdu son humanité et son empathie. Dramane honni par son père est la prophétie Cassandre de la Grande Royale dans L’Aventure ambiguë. Cette préoccupation est centrale dans la perception sociale africaine du voyage.
Dramane symbolise le voyageur perdu, culturellement et socialement, à cause du voyage, comme le relève son père : « même ceux qui rentrent bardés de diplômes sont parfois des mutants ». Dans cet entre-deux, la tragédie des millions de personnes se déroule et l’auteur arrive à la raconter avec un dédoublement du regard et des points de vue du narrateur. Le point de tension principal selon moi se résume ainsi : « l’éloignement n’a pas les mêmes vertus sur tout le monde » (Lettre morte III, p.161). Et Elaz Ndongo Thioye, dans sa recension de Soleils invincibles, ajoute : « partir de son pays n’est jamais chose facile. Mais le plus douloureux, c’est d’y revenir avec un rêve brisé ». Les Lettres mortes se montrent ainsi comme des lieux de dissection des pratiques sociales autour du départ et du retour des exilés. Ce roman est un lieu et un processus où chaque personnage porte son univers, se raconte, transmet au lecteur ses espérances et ses déceptions. Mais mon coup de cœur reste l’instituteur et ses envolées lyriques qui m’ont arraché des fous rires au milieu de la nuit. Sujet classique. Que dire sur le style d’écriture ? Simple. Incisif. Limpide.
L’esthétique d’écriture de Bamba ou le parti pris de l’audace poétique
L’angle de la narration, déroutant au début, peut rendre difficile l’entrée dans le texte. Une fois ce pas franchi, le souffle nous entraîne dans une myriade d’intériorités des personnages. J’ai pensé à la technique d’écriture que j’ai eu le plaisir de voir avec Les tambours de la mémoire, mais ce n’est pas le cas. Ce texte ressemble à un assemblage de nouvelles qui forment ensemble une grande histoire. Chaque chapitre constitue une histoire, des rencontres qui existent indépendamment du texte principal. L’écriture est, de mon point de vue, très audacieuse. Loin de l’élan des néophytes, sa simplicité dans le choix du style renforce ainsi la qualité et la profondeur de la réflexion portées par les personnages.
Mais l’aspect qui m’a le plus marqué est la poésie. Elle est distillée à travers le texte, et par-ci, on est saisi au milieu d’une conversation par une strophe cachée et par-là, on est émerveillé par un vers égaré dans la nonchalance d’une description. Et parfois, au plus profond du désespoir, survient une fulgurance qui illumine la lecture. Je referme le livre en étant réconforté que la relève de la littérature africaine et mondiale est assurée.
PS. Mon coup de cœur reste l’instituteur.
Par Hamidou Samba BA, Auteur de Journal d’un Pikinois indigné et de Testament Poétique