Dans l’abondante littérature consacrée aux métropoles africaines, Touba ne figure pas parmi les plus grandes métropoles du continent africain. Pourtant, dès sa fondation, son fondateur Cheikh Ahmadou Bamba prédisait son futur radieux alors qu’elle n’était qu’une concession : « D’ici peu de temps, toutes les choses que vous irez chercher à Saint Louis, ou à Dakar, vous les aurez ici et en grande quantité. Et il arrivera un temps où, les gens viendront de la Mecque, de Médine et de partout ailleurs dans les pays du monde, pour saluer la beauté du service qui se fera dans ce lieu. » (Diop, 2021)
Que doit-on tirer des paroles du Cheikh Ahmadou Bamba, alors qu’à cette époque Touba n’était qu’une concession perdue dans une forêt dense ? Peut-on affirmer qu’elles annonçaient la dimension de Touba telle qu’elle sera ou qu’elles indiquaient la très forte attraction de Touba dans le futur ? Il ne sera pas question ici d’entrer dans un débat sémantique sur la notion de métropole, mais de justifier que la configuration actuelle de Touba sous la forme d’une métropole reconnue est en grande partie une vision de son fondateur sous la forme de « prédictions » tirées de sources orales et du poème Matlaboul Fawzayni (La recherche du Bonheur d’ici-bas et dans l’au-delà) qui concentre l’étendue des ambitions du fondateur sur Touba.
Ces deux outils englobent et condensent les diverses dimensions notamment sociales, mythiques et religieuses de Touba. Cependant dans cette réflexion, c’est le poème Matlaboul Fawzayni qui mobilisera notre attention puisqu’il incarne et véhicule les représentations du Cheikh Ahmadou Bamba sur Touba. Ce poème loin d’être simplement un ensemble de prières adressées à Dieu, demeure une vision qui met en perspective Touba dans le futur. À ce titre, le poème au-delà d’être un texte fondateur, il est un projet et une vision de construction territoriale. On y lit la vision d’un homme et la manière de fixer un projet urbain sur l’espace. L’urbanisation de Touba a en effet reposé sur la concrétisation de cette vision.
L’arbre bepp ( Sterculea), le mythe d’origine de Touba
Dans un livre Sur la question de l’âme G.-T. Fechner raconte comment au cours d’une matinée de printemps, alors qu’une lumière de transfiguration nimbait la face de la Terre, il fut saisi non pas simplement par l’idée esthétique, mais par la vision et l’évidence concrète que « la terre est un Ange, et un Ange si somptueusement réel, si semblable à une fleur ! » Cette considération sur la terre fait entendre, par analogie que l’on peut pousser aussi l’arbre dans l’imaginaire comme dans l’irréel. La perception de l’arbre sert à évoquer le mystère de la manifestation divine. Dans ce cadre, il n’est pas seulement symbole, mais lieu, cadre théophanique qui sert à évoquer une réalité autrement inaccessible et insaisissable.
Ainsi, l’arbre n’est pas vu comme un ensemble de faits physiques, mais dans la symbolique cosmique, c’est là un événement essentiellement psychique qui ne « peut avoir lieu » ni dans le monde des concepts abstraits impersonnels, ni sur le plan des données simples. Dans cet ordre d’idée l’arbre est perçu non pas par le sens, mais une image créatrice et par celle-ci, il porte une figure symbolisant le cosmos. Dans toutes les mythologies, il n’est pas un symbole aussi complexe que celle de l’arbre. Il a attiré en lui plusieurs nombres de mythes liés à l’« arbre de vie », l’ « arbre sec », l’ « arbre imaginal », l’ « arbre-échelle », l’ « arbre renversé », l’« arbre dressé » qui préfigurent l’espace et empruntant plusieurs trajectoires pour organiser l’univers et l’espace
Le mythe de Touba est l’histoire d’un arbre, le bepp qui peut être considéré comme le prototype des arbres de Vie. L’arbre existe comme symbole presque dans toutes les religions. Dans le christianisme, la présence de l’arbre est semblable à celle existant dans le Coran, avec on imagine la connotation que prend le palmier qui a permis de sauver Marie.
Partant de ce postulat, le mythe de Touba est l’histoire d’un bepp : prototype des arbres de Vie. Il est le point d’origine de Touba et constitue son axe central, le pivot autour duquel gravite toute la dimension sacrée de Touba à la dimension de la pensée de René Guénon (1962) : « Le centre est, avant tout, l’origine, le point de départ de toutes choses ; c’est le point principiel, sans forme et sans dimension, donc invisible, et, par suite, la seule image qui puisse être donnée de l’Unité primordiale. De lui, par son irradiation, toutes choses sont produites, de même que l’Unité produit tous les nombres, sans que son essence en soit d’ailleurs modifiée ou affectée en aucune façon (…) Le point central, c’est Le principe, c’est l’Etre pur ; et l’espace qu’il emplit de son rayonnement, et qui n’est que rayonnement même, sans lequel cet espace ne serait que « privation » et néant, c’est la Monde, au sens le plus étendu de ce mot, l’ensemble de tous les êtres et de tous les états d’existence qui constituent la manifestation universelle. »
Cet arbre assimilé à Touba se présente ainsi selon la description de Geneviève Gobillot (2015) : « le tâ de Touba (en arabe) rappelle le moment où Je t’ai enveloppé de ma Miséricorde. Le wâw est le waaw du signe, lorsque Je t’ai marqué (wasamtu) de Mon signe, Le bâ est le bâ de la bonté (bin) de la bénédiction (baraka) et de la splendeur (bahâ) dont Je 1’ai rempli. Le yâ’ est le yâ de yad (main), c’est-à-dire : de Ma main, Je t’ai implanté. Ainsi, chaque lettre de ton nom est une preuve de la manière dont Je t’ai façonné et un signe de ce dont Je t’ai rempli, de Mon regard vers toi et du fait que Je t’ai enveloppé de Ma miséricorde, t’ai rempli de bonté, de bénédictions et t ‘ai planté de Ma main ».
Il y a plusieurs versions qui relatent les moments fondateurs de la découverte de l’arbre qui symbolise Touba, j’en ai recensé deux qui relatent assez fidèlement la découverte-fondation de Touba. Dressé au centre de la ville (l’actuelle position de la grande mosquée), l’expérience de découverte du bepp, présidant la fondation de Touba, va opérer une rupture dans l’espace, car elle constitue non seulement un point fixe, un axe central, mais aussi l’orientation dans le futur d’un lieu de centralité.
Le premier récit fondateur narre la découverte du bepp en ces termes: « Trois ans après la fondation de Darou Salam, le serigne à la suite d’une retraite spirituelle de 30 à 40 jours … reçoit l’ordre de fonder Touba. Depuis ce moment, son unique souci était de découvrir Touba. Arrivé à l’emplacement actuel de la mosquée, où il y avait un bepp, il eut la révélation et ceintura littéralement ! l’’arbre en s’écriant : Voici l’arbre de la béatitude » (Guèye, 1999).
Le second récit se caractérise selon ces termes : « Serigne Touba a passé trois années à Darou Salam. Pendant toute cette période, il n’a pas arrêté de chercher Touba. Un jour, en compagnie de Boubou Dia, il s’était stationné sous un arbre Sekhewga. C’est ainsi qu’il dit à ce dernier : aujourd’hui, toi, tu prendras la direction de l’est. En direction de l’est, Boubou Dia marchait hasardeusement et il tomba sur un bepp qui avait des caractéristiques qui lui semblaient assez extraordinaires. Car celui-ci possédait par excellence quatre longues branches dont chacune se dirigeait vers les quatre points cardinaux. Il avait constaté qu’il possédait une taille majestueuse. Par ailleurs, il avait constaté que les animaux n’arrêtaient pas de tourner autour de l’arbre. C’est ainsi qu’il se dit : qu’est-ce que cet arbre possède de si extraordinaire au point que les animaux n’arrêtent pas de tourner autour de lui. Alors, il en fait de même. À son retour, Serigne Touba lui demanda ceci : qu’as-tu découvert aujourd’hui ? Il répondit : aujourd’hui, j’ai vu un arbre extraordinaire dans la forêt tout en lui décrivant les caractéristiques de celui-ci. En cela, Serigne Touba lui dit : pourras-tu le reconnaitre si on retourne dans le lieu ? Boubou Dia répondit : oui ! Ainsi, il repartit avec Serigne Touba jusqu’au lieu où se trouve l’arbre. Serigne Touba débroussailla les alentours de l’arbre et commença à prier. Après la fin de la prière, il dit à haute voix et avec émotion trois fois ceci : Gloire et Louange à Dieu ! Et dit Boubou Dia ceci : c’est ce lieu que je cherchais partout. C’est ici Touba. C’est ici ma demeure éternelle. ».
À l’origine Touba est un arbre qui représente la forme symbolique d’un autre arbre qui se trouve au centre du paradis. Par allégorie, Touba est pensée comme la personnification de l’arbre Touba dans le paradis. À ce titre, Touba demeure un symbole porteur de sens et l’expression d’un archétype. Elle véhicule une image métaphorique et perçue dans une logique de géographie imaginaire comme étroitement corrélée avec l’arbre Touba dans le paradis. La dimension de paradis constitue son enveloppe de conditionnement, mais surtout le support de son urbanisation. C’est pour cette raison que le contenu de ses représentations est caractérisé par des dimensions de sécurité, de protection, de refuge et de prospérité. Elle est vue comme un lieu de bonheur, de béatitude une terre pure, une vaste oasis où la végétation est prolifique, la nourriture abondante et à libre disposition des populations qui y habitent. Á cet égard, elle est synonyme de ville du succès, de réussite et de prospérité en un mot un paradis terrestre.
Ces deux récits exposent clairement le mythe de Touba et font de Touba est un signifiant et un signifié. Touba exprime et elle est exprimée. Fondée sur ces deux histoires fabuleuses, reposant sur un imaginaire, sur une histoire symbolique et racontant une histoire sacrée, Touba parle aux Mourides et se donne à eux comme le note Pierre Sansot (2004) dans Poétique de la ville. Ainsi, Touba se (re)représente comme une ville-mythe et se comprend à travers ce mythe. C’est pour cette raison aussi qu’elle draine un univers d’images et de symboles au propre et au figuré.
Les dimensions de la métropole religieuse dans Matlaboul Fawzayni
Si étymologiquement la métropole signifie la ville-mère (mater-polis) qui exerce une autorité sur d’autres villes ou d’autres territoires soumise à des transformations géopolitiques, économiques, socio-culturelles et spatiales, alors une partie de la littérature consacrée à la métropole « démontre qu’une métropole ne consiste pas seulement en un ensemble urbain morpho-fonctionnel capable de créer des flux économiques ; c’est aussi et surtout un ensemble de flux affectifs qui colore d’une certaine manière les quartiers, les rues, les places …ainsi que la parole mythique qui fonde la ville » ( Delaugerre, Gal, Levy, 2012). S’agissant de Touba. nous la pénétrons en tant que métropole mythico-magique à travers le discours narratif et imaginatif de son fondateur dans le poème de Matlaboul Fawzayni. Cette grille de lecture nous permettra d’envisager Touba pas simplement comme une agglomération, mais à l’image d’un territoire urbain organisé selon un idéal dont la spiritualité est le critère majeur de compréhension de l’espace. Dans ce cadre, pour élucider la métropole religieuse nous convoquons six éléments.
– Touba vue à l’image d’un centre ou l’Axis Mundi des Mourides
Touba n’est pas seulement vue par son fondateur à l’image d’une cité religieuse, mais elle est vue à l’image d’un centre, le nombril de la terre, le point où se fait le lien entre le Ciel et la Terre. Vue sur ce plan, Touba ressemble à Jérusalem, la Mecque, qui sont des centres, des points de fixation symbolisant autant de centres du monde. À titre d’exemple, nous pouvons citer le bétyl, « Maison de Dieu » des Hébreux, l’Omphalos des Grecs, l’Axis Mundi des Romains, l’Axe de la Roue etc. qui sont le plus souvent matérialisés par une montagne sacrée, une colline ou un arbre.
Dans son essence, Touba symboliserait la figure d’un arbre du paradis. Celui-ci est la dominante autour de laquelle se subordonne la vision de la ville ainsi que ses représentations. Par excellence la métaphore de l’arbre dégage tout un symbole et d’image qui marque le souci de la reproduction et la conquête d’un paradis, mais aussi l’élévation d’un lieu. Touba est un lieu imaginaire dans l’univers mental des mourides. La centralité de la cité s’exprime à travers la centralité mystique de l’arbre considéré à juste comme l’Axis Mundi des mourides.
Á ce titre l’arbre personnifie la centralité future de la cité. Il embrasse à la fois une dimension géographique, historique et mystique. Le futur de la cité est construit à l’image de la centralité de l’arbre de Touba dans le paradis. Sa découverte et sa présentation sont faites sous la vision de la centralité. Ainsi, la cité prend tout son sens dans cette vision : elle est toujours présentée en rapport avec l’imaginaire de la centralité de l’arbre Touba dans le paradis. Cette grille d’interprétation et de compréhension de la ville est intégrée au langage des Mourides de façon consciente et inconsciente. C’est tout un ensemble d’imaginaire structuré dans des récits dès la simple évocation de la ville. Le symbolisme de l’arbre apparaît donc en ses multiples épiphanies comme l’obsession étroitement liée à une vision archétypale de l’espace.
– Touba, un centre vu à l’image d’un paradis
Au symbolisme d’un centre se rattache directement celui d’un lieu de félicité. Outre sa fonction de centre, Touba s’identifie à un paradis terrestre. Dans l’histoire de l’islam, le paradis est un jardin qui tient une grande place dans la vie coranique. Il a une connotation toute particulière dans l’imaginaire islamique puisqu’il est homonyme de l’un des dogmes de la religion musulmane. Il accompagne le message coranique et annonce la joie et la béatitude pour les croyants.
En effet, Touba est à la fois un « paradis terrestre », mais c’est également, implicitement, une façon de construire un paradis. L’arbre bepp symbolisant le mythe de Touba fait largement écho à l’arbre Touba dans le paradis. C’est un arbre qui apparait comme l’axe structurant du paradis, car « Le Vrai planta l’Arbre Tûba dans sa Main dans le Jardin paradisiaque du Séjour immortel appelé Eden (‘adn) et l’étendit à tel point que ses branches atteignirent le faîte de 1’enceinte du Paradis d’Eden. Il en fit un lieu d’ombrage pour tous les autres paradis qui « gravitent autour du Paradis d’Eden… » (Gloton, 1982).
La construction de la centralité de Touba s’affirme en avec cette dimension béatitude. Le contenu du vers qui suit montre toute la dimension paradisiaque de Touba :
« Faites mon Dieu que ma cité soit éternellement à l’image de son nom … » (Matlaboul Fawzayni).
Touba est conçue et comprise comme une figure de la cité céleste qui intégrerait les éléments de cette dernière. À cet effet, elle est représentée à l’image d’une terre de bonheur éternel ou les populations y trouveront une vie heureuse dans des lieux cléments dans l’éclat, le charme, l’agrément, la joie, la vertu, et l’harmonie. L’espace y est vu et décrit comme une terre de grâce, terre luxuriante signifiant un bonheur éternel. À réfléchir sur ce vers, nous pouvons constater Touba se voit associée une vision paradisiaque qui se déploie selon la dimension du « Touba céleste ».
Dans Matlaboul Fawzayni, Cheikh Ahmadou Bamba dit :
« Favorise aux habitants de la ville une eau qui coule à l’image d’un fleuve »
Ce vers évoque l’existence d’une eau très représentative de l’eau qui coule dans les jardins merveilleux du paradis qu’une longue tradition musulmane associe au bonheur. Dans les traditions musulmanes et chrétiennes, le paradis est traversé par des fleuves, et de merveilleux jardins fleuris. Ainsi, le transfert du paradis caractérise Touba et l’intitulé du poème consacré à la ville en dit long : « La quête du Bonheur dans la vie d’ici-bas et dans l’au-delà ».
– Touba, une cité éternelle du bonheur
Le fait de baptiser Touba, « le lieu de la félicité » ou « l’arbre de la félicité » renseigne sur la volonté du fondateur de la cité de faire de Touba non seulement un lieu exceptionnel mais aussi très symbolique. Sans conteste cette représentation d’un lieu de bonheur éternel fait de Touba un lieu de refuge et une terre d’accueil. Ainsi représentée, Touba serait un lieu de bonheur ou ses résidents vivraient de manière épanouie physiquement et mentalement.
C’est de cette manière qu’il faut comprendre les vers suivants de Matlaboul Fawzayni
« Faites éternellement de sa terre, un espace de richesse, de sécurité et d’assistance et de Facilité ».
« Toi qui éloignes le mal, les difficultés, les obstacles par la grâce du prophète, éloigne tout mal de mes demeures »
À travers ces deux vers, on lit une signification du bonheur et une ville idéalement organisée selon une conception d’abondance. En un mot, Touba serait un lieu où tout le monde y vit dans la paix, la joie et le bonheur, une seconde terre promise, un Eden, un Elysée, un nouveau paradis terrestre. L’attrait du bonheur y apparaît essentiel, car son fondateur la représente à l’image d’un lieu harmonieux. Récompense rêvée, repos après traversée, destination longtemps promise, elle associe le lieu commun du locus amoenus cher à la rhétorique classique à l’image de la perfection paradisiaque biblique, ou à l’image du jardin de Déduit, allégorie du plaisir.
– Touba, une terre de rédemption et de salut
Touba est une terre d’élection prototype du genre de Jérusalem ou de la Mecque. Cette élection est la première manifestation de l’épiphanie de Dieu, impliquant que la cité a été choisie par Dieu. C’est dans cette structure que l’épiphanie de sa terre, sa découverte, sa fondation, sa conception, et son ascension s’inscrivent. Etant vue comme une terre divine parmi les terres divines, Touba est représentée par son fondateur à l’image d’une terre de « rédemption» et de « salut ». Pour preuve, ces vers du fondateur dans Matlaboul Fawzayni le confirment :
« Fais de cette cité un espace protégé éternellement »
« Fais de ma demeure la cité de Touba un lieu qui accorde le bénéfice charismatique du pèlerinage à celui qui a le vœu de l’accomplir mais est indigent et incapable d’aller à la Mecque »
« Fais affluer tout ce qui est bien-être et bienfait du patrimoine des six côtés de la planète vers ma demeure, la cité bénite de Touba, immunise la réputation de ma demeure de toute impureté de ce monde et dans l’autre. »
À lire ces vers, nous pouvons constater que la rédemption et le salut restent des dimensions fondamentales dans les représentations de Touba. Celles-ci sont célébrées comme une composante majeure de la terre de Touba. « La gloire de Dieu remplit l’univers », cette sentence d’un psaume de David s’applique sur la terre de Touba qui est par excellence un lieu qui est comprise au sein de la communauté mouride comme un lieu de la gloire divine. C’est pour cette raison que les Mourides disent : « Touba est une cité de Dieu. » Dans la mystique mouride, Touba réalisera l’essence de son nom. Ainsi, elle exprime d’une part à l’arrachement au mal, à l’oppression et d’autre part, elle incarne une terre de bonheur, de sécurité et d’abondance à la dimension des vers suivants tirés dans Matlaboul Fawzayni :
« Protège-nous contre les fauves, les serpents, les scorpions, les voleurs et les bandits, les fétichistes, le mauvais œil, le mal provenant des esprits et des hommes… »
« Eloigne de moi et de mes demeures tout ce qui est générateur de disgrâce.»
« Epargne-nous des maux de cette période et de ceux d’autre, des nazaréens, des juifs, de satan, des mécréants, des esprits, de l’antéchrist, des noirs et des blancs, de l’est et de l’ouest, et de tout ce qui provient des terres et des cieux de façon apparente ou cachée … »
« Protège-nous de toute catastrophe provenant des cieux et des terres ou de l’espace situé entre les deux … »
« Toi qui éloigne le mal, les difficultés, les obstacles par la grâce du prophète, éloigne tout mal de mes demeures … »
– Touba, une terre sainte et sacrée
Dans l’islam, le monde est considéré comme un ordre structuré, autour d’un centre, lieu de la présence ou de l’épiphanie divine, c’est-à-dire un sanctuaire. Dans la topographie spirituelle du monde musulman, trois hauts lieux ont acquis dans l’esprit des croyants une prééminence indiscutable : la Mecque, pôle religieux de tous les musulmans ; Médine, où le Prophète de l’islam consolida la première communauté des fidèles et Jérusalem certifié par l’épisode du transport nocturne du Prophète. Mais, il existe d’autres espaces sacrés, car dans l’islam, le sacré est associé à la volonté de Dieu, Le Saint (Al-Quddus). C’est Dieu qui sanctifie, par Sa volonté, les espaces et les hommes. C’est par le biais de cette sanctification, Il assure la baraka à des hommes et à des espaces ou lieux. L’islam attache la baraka à des lieux-dits, à des mosquées et à des endroits de pèlerinage. Cette baraka est une prérogative divine et qui semble liée à la sainteté d’un lieu ou d’un homme. Celle-ci est source de beaucoup de bienfaits : prospérité, succès, bienfaits.
Dans le cas de Touba, c’est sans conteste Cheikh Ahmadou Bamba qui est à l’origine de sa sanctification. Touba est sainte et sacrée dans la mesure où elle représente le cadre géographique d’évènements sur le vécu de son fondateur. Parmi les évènements, certains sont liés à des épisodes du vécu spirituel du Cheikh Ahmadou Bamba. C’est pour cette raison que Touba jouit une dimension sacrée et saint au sein de la communauté mourides. Des lieux, des objets sont évocateurs de sacralité et de la sainteté par la seule raison de la présence de Cheikh Ahmadou Bamba dans ces lieux. C’est pareil aussi pour les objets qu’ils avaient fait usage pendant son vécu dans les lieux. Le premier site sacré est celui du bepp, l’arbre de la fondation. Il est identifié à un objet sacré. Cette identification dresse une part de mythe, des croyances et des symboles. L’arbre devenu l’arbre-lieu devient un territoire divin non seulement matérialisé, mais pérennisé par des évènements qui s’y sont déroulés. Non seulement, il s’avère la manifestation de fluides divins, mais sa sacralité a irradié tout l’espace qui l’environne.
– Touba, une cité du savoir et de l’activité intellectuelle
En lisant Matlaboul Fawzayni, la métropole religieuse est projetée sous la forme significative d’une ville intellectuelle qui exalte la connaissance et l’activité intellectuelle. Ainsi, Touba est représentée par son fondateur comme un lieu de la connaissance. Cette fonction de cité du savoir que la ville doit assurer dans l’avenir s’illustre à travers ces vers :
« Faites de ma cité te de Touba, un lieu de perfectionnement, de réflexion et d’approfondissement… »
« Faites de ma cité de Touba, un lieu l’on sort des ténèbres pour entrer dans la lumière … ».
Selon cette représentation, la cité idéale doit être une ville de science avec l’objectif d’être une cité de lumière qui dispose de propriétés particulières à la fois centripète (attirante) et centrifuge (rayonnante dans le monde par sa renommée, diffusant ses modèles et ses innovations). À cet effet, elle cumulera toutes les facettes de la centralité scientifique, jouant le rôle de carrefour culturel pour un hinterland plus ou moins vaste. Cette fonction de cité du savoir et de l’activité intellectuelle augure un lieu d’échange et de confrontation qui incitera à l’innovation et à la créativité. Cette dimension de cité de science est à l’origine des milliers de daara implantés dans la ville et un nombre grandissant de centres d’écoles en langue arabe. En poussant cette dimension, on peut dire qu’elle est à l’origine de la construction de l’université Cheikh Ahmadou Bamba (UCAB) dans le sud de la ville. Cette université regroupe en son sein des centres d’excellence au nombre de 3 (Dakar, Bambey et Touba) dont l’essentiel de la formation tourne autour de l’enseignement religieux, le multilinguisme, la formation professionnelle. À cette université s’ajoute un complexe dont le coût est estimé à 35 milliards de francs CFA, appelé Complexe Cheikh Ahmadoul Khadim (CCAK). Le complexe comprend des bâtiments administratifs, des infrastructures pédagogiques et sociales. A terme, il pourra accueillir 10 000 apprenants. Il comprend un institut du Coran, un Majalis ( enseignement traditionnel) et une université qui regroupe 4 UFR et un institut des langues et des métiers du livre.
L’urbanisation de Touba relève de quelques spécificités. En effet, les formes urbaines consacrées n’y trouvent pas leur compte. Dans une large mesure, elle échappe dans ses grands traits aux modèles qui font référence en matière d’histoire des villes et de formes urbaines, ce qui présente l’intérêt d’interrogation sur son modèle. Telle que décrite à l’intérieur du poème Matlaboul Fawzayni, Touba est le triomphe de la métaphore du paradis. Celui-ci est le premier repère matriciel de la ville. Cette dimension est capitale dans la compréhension de la singularité de son urbanisation. Non seulement elle est déterminante dans son processus d’urbanisation, mais elle constitue son essence et son support. La perception de l’espace est une perception mythique, religieuse, fondée sur l’image du paradis. La référence au paradis reste incontournable dans la définition et la compréhension de Touba.
Dr Moustapha Diop, Géographe-urbaniste