L’Afrique de l’Ouest, riche de ses ressources naturelles, de son dynamisme démographique et de son potentiel de croissance, se positionne aujourd’hui comme une terre d’opportunités pour l’investissement. Toutefois, pour transformer ce potentiel en développement durable et inclusif, une fiscalité efficace, équitable et incitative s’impose. Or, les États ouest-africains se heurtent à un double défi : mobiliser les ressources fiscales nécessaires pour financer leurs politiques publiques, sans compromettre l’attractivité de leurs économies, auprès des investisseurs locaux et étrangers. Comment concilier ces deux objectifs ? Quels sont les obstacles à surmonter et les pistes de réforme possibles ?
Une fiscalité encore fragile face aux besoins de financement
La majorité des pays d’Afrique de l’Ouest affichent une faible pression fiscale, souvent en dessous des 20 % du PIB, contre 30 % dans les pays de l’OCDE. Cette situation s’explique notamment par des politiques fiscales inadéquates, des administrations fiscales limitées dans leurs capacités humaines et technologiques, une base fiscale étroite, et une économie fortement informelle (plus de 60% de l’économie dans certains pays). Aussi, on note une forte dépendance aux ressources naturelles associée à un régime fiscal sous-optimal, à l’aide extérieure et à la dette.
Le recours excessif aux exonérations fiscales — censées attirer l’investissement — constitue un autre frein à la mobilisation des ressources internes. Selon plusieurs études, ces incitations sont souvent peu ciblées, mal évaluées, et rarement conditionnées à des objectifs économiques clairs, comme la création d’emplois ou le transfert de compétences. Les avantages fiscaux peuvent induire des pertes massives pour les recettes publiques et peuvent engendrer une concurrence fiscale entre les pays appartenant à la même zone. Malgré leur coût élevé, les avantages fiscaux ne sont pas nécessairement un facteur principal d’attraction de l’IED. Selon « le rapport d’OSIWA (2015), portant sur « Mobilisation des Ressources Domestiques en Afrique de l’Ouest : Opportunités manquées », OSIWA-Dalberg « une étude de Stefan Van Parys et Sebastian James a conclu que les modifications de la fiscalité dans la zone Franc CFA n’ont pas eu d’impact significatif sur les flux d’IED ou la formation brute de capital fixe. L’étude montre que d’autres aspects comme le renforcement des garanties légales et la simplification du système fiscal ont cependant réussi à attirer des investissements étrangers supplémentaires ». Le même rapport d’OSIWA suggère qu’une comparaison entre les pays de la CEDEAO et d’autres pays montre qu’un taux d’imposition des sociétés plus élevé ne signifie pas nécessairement moins d’IED. Des pays comme l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde qui ont des taux de l’impôt sur les sociétés (% du profit), beaucoup plus élevés que la plupart des pays de la CEDEAO (entre 30 à 35%), attirent de loin plus d’IDE que les pays de la zone CEDEAO.
La CEDEAO a engagé des efforts d’harmonisation fiscale, notamment avec l’adoption d’un Tarif extérieur commun (TEC). Ce tarif impose les mêmes taux de droits de douane sur toutes les marchandises entrant dans l’espace communautaire, sauf en cas d’accord spécifique entre un État et un investisseur. En parallèle, la CEDEAO a adopté plusieurs directives pour rapprocher les législations fiscales nationales. Ces mesures visent à renforcer la cohérence des systèmes fiscaux, assurer un traitement équitable entre les opérateurs économiques, et mobiliser durablement les ressources intérieures. L’harmonisation des régimes de TVA fait aussi partie des priorités, afin d’améliorer leur efficacité, limiter la concurrence fiscale déloyale, et accompagner la mise en œuvre du programme de transition fiscale régional.
Plusieurs études sur les efforts d’harmonisation fiscale au sein de la CEDEAO ont révélé que des instruments autres que la législation fiscale, tels que les codes d’investissement, sont souvent mobilisés par les États membres pour contourner les lignes directrices régionales. Cette situation s’explique par le fait que les lois relatives aux zones franches, généralement intégrées aux codes d’investissement nationaux, comportent des régimes préférentiels importants. Cela limite l’efficacité de l’harmonisation fiscale, car les États peuvent accorder des exonérations en dehors des textes fiscaux tout en respectant, en apparence, les taux définis par les directives communautaires. Compte tenu de l’impact économique significatif des incitations fiscales sur les économies ouest-africaines, il est essentiel d’avancer vers une harmonisation et une rationalisation plus cohérente des politiques d’incitation fiscale au sein de la CEDEAO.
Un potentiel d’investissement important mais sous-exploité
Malgré ces limites, l’Afrique de l’Ouest attire un intérêt croissant de la part des investisseurs. Des secteurs comme les infrastructures, l’agro-industrie, les télécommunications, les énergies renouvelables et les services numériques présentent des opportunités d’investissement significatives.
L’émergence de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), combinée à une intégration régionale via l’UEMOA et la CEDEAO, constitue également une opportunité de créer un environnement économique plus stable et plus attractif. Néanmoins, pour transformer ces opportunités en investissements réels et productifs, il est essentiel de garantir une fiscalité prévisible, lisible et équitable, tout en l’alignant sur les standards internationaux de bonne gouvernance.
Des tensions entre attractivité et justice fiscale
Les politiques fiscales ouest-africaines sont souvent confrontées à une tension structurelle : d’un côté, la nécessité d’attirer les investisseurs par des mesures fiscales attractives ; de l’autre, le besoin pressant de financer les services publics et les infrastructures. Cette tension illustre une problématique plus large entre souveraineté fiscale et compétition économique.
La concurrence fiscale entre États est un enjeu majeur. Certains pays multiplient les incitations fiscales pour séduire les multinationales, au risque de provoquer un « dumping fiscal » régional qui affaiblit collectivement les capacités de financement public. Un exemple emblématique de dumping fiscal dans la CEDEAO est le cas du Liberia et son pavillon de complaisance. En effet, le Liberia a mis en place un régime fiscal extrêmement favorable pour les entreprises maritimes, permettant à des compagnies étrangères d’enregistrer leurs navires sous pavillon libérien tout en bénéficiant d’une fiscalité très réduite et de régulations souples. Ce système a été conçu pour attirer les armateurs internationaux en offrant des coûts d’enregistrement réduits et une réglementation maritime moins contraignante. Grace a ce système, le Liberia est devenu l’un des plus grands registres au monde, juste derrière le Panama.
Il existe d’autres exemples de dumping fiscal dans la CEDEAO, bien que ce soit parfois plus subtil que le cas du pavillon de complaisance du Liberia.
-Le Ghana a mis en place des zones franches industrielles offrant, des exonérations fiscales jusqu’à 10 ans pour les entreprises exportatrices ; des exonérations de droits de douane et TVA sur les matières premières importées ; et des taux d’imposition réduit (8 % au lieu du taux normal de 25 %).
-Le Nigeria a mis en place des zones franches comme la Lekki Free Trade Zone, avec une fiscalité ultra allégée. Le pays offre également des « tax holidays » (exonérations fiscales pouvant aller jusqu’à 5 ans) dans des secteurs jugés prioritaires (énergie, télécoms, agriculture).
-Le Sénégal aussi, offre des avantages fiscaux importants dans certaines zones industrielles comme Diamniadio. Le statut d’entreprise exportatrice permet des exonérations d’impôts sur 5 à 10 ans et des exonérations de TVA.
Par ailleurs, cette stratégie d’incitations favorise souvent les grandes entreprises au détriment des PME locales, qui peinent à accéder aux mêmes avantages. Il en résulte une forme d’injustice fiscale, renforçant les inégalités et fragilisant le tissu économique local.
Quelles réformes pour une fiscalité plus juste et plus efficace ?
Face à ces défis, des pistes de réformes claires émergent :
-Harmoniser et simplifier les régimes fiscaux : Une harmonisation fiscale régionale permettrait d’éviter la concurrence dommageable entre pays et de renforcer la cohérence des politiques fiscales. La simplification et l’unification des régimes fiscaux et des procédures, en particulier pour les PME et start-up, est également cruciale pour encourager l’investissement formel et garantir un environnement fiscal stable et transparent.
-Renforcer la digitalisation de l’administration fiscale : Le recours aux outils numériques (identifiant fiscal unique, e-déclaration, e-paiement, gestion des données) améliore la transparence, renforce la traçabilité, optimise les recouvrements, et contribue à une lutte plus efficace contre la fraude fiscale.
-Élargir l’assiette fiscale sans étouffer l’économie : Il s’agit de mieux intégrer le secteur informel par des régimes adaptés, tout en instaurant une fiscalité progressive qui respecte les capacités contributives des acteurs économiques. Taxer les activités numériques et les grandes entreprises de l’économie digitale.
-Encadrer les incitations fiscales : Les exonérations doivent être limitées, ciblées et conditionnées à des retombées économiques mesurables. Un suivi et une évaluation systématique à travers des études d’impact économique de ces avantages sont nécessaires. Rendre plus conditionnelles les incitations : création d’emplois, transfert de technologie, investissement local.
-Stabilité et transparence : Offrir un cadre fiscal stable et prévisible à long terme, et renforcer la transparence budgétaire et la redevabilité des dépenses publiques.
-Renforcement des capacités humaines : Former les agents des administrations fiscales et douanières, et renforcer la coopération technique régionale pour mutualiser les bonnes pratiques.
Conclusion
La fiscalité en Afrique de l’Ouest est à la croisée des chemins : elle doit devenir un outil stratégique au service du développement, tout en renforçant l’attractivité économique de la région. Pour y parvenir, les États doivent adopter une approche équilibrée, fondée sur l’efficacité, l’équité et la transparence, tout en s’appuyant sur une gouvernance fiscale plus inclusive et participative. En transformant leur fiscalité en levier de confiance et d’investissement, ils poseront les bases d’une croissance durable, inclusive et souveraine.
Par Dr Ibrahima Aïdara
Économiste sénégalais
Ancien Directeur exécutif d’Osiwa