Il y a quelques semaines, plusieurs médias sénégalais — dont Seneweb — ont publié une de mes réflexions sur l’intelligence artificielle et l’islam. J’y dédiais ce travail à la mémoire de mon frère, feu Imam Tahirou Fall de Rufisque, rappelé à Dieu il y a quelques mois. Avant son décès, alors qu’il était encore bien portant, il m’avait encouragé à m’interroger sur les bouleversements éthiques que l’IA impose au monde musulman. Ses conseils m’avaient guidé pour revisiter les fondements de l’éthique islamique et mesurer leur pertinence face à l’expansion fulgurante de ces technologies.
À la suite de cette première contribution, de nombreux amis, collègues et lecteurs m’ont invité à élargir l’analyse au-delà du seul cadre islamique, en interrogeant la manière dont les autres grandes religions révélées — judaïsme et christianisme — se confrontent elles aussi à cette révolution numérique. Cette demande m’a paru juste et féconde : elle rappelle que les défis de l’IA, s’ils s’enracinent dans des contextes culturels et théologiques particuliers, traversent l’ensemble des traditions religieuses et appellent des réponses à la fois enracinées et ouvertes au dialogue.
Le présent texte est une première tentative pour répondre à cet appel. Il ne prétend ni à l’exhaustivité ni à la maîtrise définitive d’un sujet en pleine évolution. Il se veut plutôt une invitation à penser ensemble, à croiser la sagesse religieuse et la rigueur scientifique pour construire des repères éthiques capables d’éclairer la révolution numérique en cours.
L’irruption de l’intelligence artificielle (IA) dans les espaces religieux ne relève plus du futur lointain : elle s’invite déjà dans les mosquées, les églises et les synagogues, où des applications répondent aux questions des fidèles, où des algorithmes guident les lectures sacrées, où des plateformes numériques diffusent prêches, fatwas et interprétations théologiques. Ce phénomène transforme silencieusement les pratiques croyantes et l’autorité religieuse. Mais il suscite aussi une urgence : comment les traditions monothéistes — judaïsme, christianisme et islam — peuvent-elles entrer dans cette nouvelle ère numérique sans trahir leur éthique, ni laisser les technologies décider à leur place ?
Une révolution spirituelle silencieuse
L’IA bouleverse déjà les médiations classiques entre croyants et autorités religieuses. Des chatbots proposent des explications du Coran, de la Torah ou de la Bible ; des applications génératives composent des sermons ; des plateformes sociales façonnent des espaces où la parole religieuse se décentre et se fragmente. Si ces outils favorisent l’accès aux savoirs, ils risquent aussi de court-circuiter les médiations savantes, de simplifier des débats théologiques complexes et d’exposer les fidèles à des interprétations biaisées ou manipulées.
Les grandes religions ont commencé à réagir. Le Vatican a lancé dès 2020 le Rome Call for AI Ethics, appelant à une technologie respectueuse de la dignité humaine et des valeurs morales universelles. Dans le monde musulman, plusieurs conseils d’oulémas publient déjà des fatwas encadrant l’usage de l’IA — par exemple sur la prédiction du halal, l’automatisation de la zakât ou l’enseignement religieux numérique. Dans le judaïsme, des débats halakhiques se multiplient autour des usages permis ou interdits de l’IA : assistants virtuels pour l’étude du Talmud, algorithmes de recommandation pour la prière, ou encore dispositifs automatisés pour les rituels du Shabbat. Des autorités rabbiniques discutent des implications de la « machinerie intelligente » sur l’intention spirituelle (kavanah) et sur la sanctification du temps. Certaines voix insistent sur la nécessité d’une vigilance halakhique tout en explorant comment la technologie peut soutenir l’étude, l’accessibilité et la transmission de la tradition juive.
Dans cet élan, l’Organisation de la coopération islamique (OCI) s’est également positionnée. En rassemblant ses États membres, elle promeut une réflexion éthique globale sur les technologies émergentes, y compris l’IA, et soutient des cadres normatifs visant à concilier l’innovation technologique et les valeurs islamiques. Ses initiatives appellent à la prudence face aux usages idéologiques et commerciaux des algorithmes, tout en encourageant la coopération scientifique pour élaborer des outils numériques alignés sur une éthique partagée. L’OCI apparaît ainsi comme un acteur collectif capable d’articuler vigilance morale et participation active aux débats internationaux sur la gouvernance technologique.
L’éthique et la gouvernance des plateformes religieuses
Derrière ces initiatives se cache un enjeu central : la gouvernance. Qui contrôle les algorithmes qui diffusent la parole religieuse ? Les plateformes commerciales ? Les États ? Les institutions religieuses ? Sans réflexion collective, nous risquons une privatisation des contenus sacrés par les géants du numérique ou, pire, une manipulation idéologique par des acteurs peu scrupuleux. L’UNESCO et l’OCDE alertent déjà sur la nécessité d’un cadre éthique mondial, mais les religions doivent s’approprier ces débats pour ne pas être de simples spectatrices.
À cette réflexion sur la gouvernance s’ajoute une exigence souvent négligée : l’articulation entre foi et raison scientifique. Les traditions monothéistes ont longtemps dialogué avec le savoir rationnel — de Maïmonide à Averroès, de Thomas d’Aquin aux penseurs musulmans contemporains. Or, face à l’IA, ce dialogue doit être ravivé pour éviter un double écueil : céder à la fascination technologique sans esprit critique, ou au contraire rejeter les données scientifiques dès qu’elles paraissent heurter une vision du monde. La négation des faits établis — qu’il s’agisse d’éléments de biologie, de climatologie ou des réalités techniques de l’IA — fragilise la crédibilité morale des religions et les prive d’une voix constructive dans la régulation éthique des technologies.
L’IA pourrait aussi être un outil de vivre-ensemble : mieux traduire les textes, ouvrir des espaces de dialogue interculturel, lutter contre les discours haineux. Mais elle peut tout autant radicaliser les bulles communautaires, alimenter la désinformation religieuse et fragiliser les liens sociaux.
Un appel à la vigilance créative
Il ne s’agit pas d’interdire ni de diaboliser. Les traditions monothéistes ont souvent su intégrer l’imprimerie, la radio, la télévision ou Internet. Mais l’IA demande un surcroît de discernement, car elle automatise la production de discours et façonne l’autorité de manière invisible. Elle oblige les religions à renforcer leur responsabilité éducative et leur esprit critique, tout en s’alliant à la recherche scientifique pour développer des outils éthiques, inclusifs et culturellement ancrés.
Enfin, il serait naïf d’ignorer un phénomène inquiétant : la prolifération des sectes religieuses dans l’espace numérique, souvent hyperconnectées, agressives dans leur prosélytisme et capables d’exploiter l’IA pour recruter, manipuler et enfermer des esprits vulnérables. Le risque n’est plus seulement théologique ; il devient social et politique.
Plus largement, il est urgent que les religions assument un dialogue franc avec les sciences pour affronter les défis de l’IA. La tentation de substituer la croyance à l’analyse rationnelle mine leur capacité à proposer une éthique crédible. Judaïsme, christianisme et islam ont tous, à des moments clés de leur histoire, valorisé l’intelligence, l’étude et la recherche comme voies d’élévation spirituelle. Retrouver cet esprit critique — sans renoncer à la transcendance — est la seule manière de répondre aux séductions technologiques et aux idéologies du déni scientifique.
C’est pourquoi un véritable front commun doit s’organiser. Les autorités religieuses, les intellectuels, les développeurs technologiques et les décideurs publics doivent dépasser les réflexes de méfiance mutuelle pour construire une gouvernance internationale et interreligieuse de l’IA appliquée au fait religieux. Il faut exiger la transparence des algorithmes, développer des corpus théologiques fiables et ouverts, soutenir la formation des fidèles à l’esprit critique numérique et imposer des règles de protection contre les manipulations sectaires.
À l’heure où l’IA s’apprête à devenir un nouvel acteur de la vie spirituelle, il serait irresponsable de laisser le marché, les idéologues ou les extrémistes occuper seuls cet espace. C’est un moment décisif : saisir l’IA pour qu’elle serve la quête de sens, le dialogue et la paix sociale — ou subir une ère de confusion doctrinale et de fractures religieuses amplifiées.
Khadiyatoulah Fall, professeur chercheur émérite,
Université du Québec à Chicoutimi,
membre honoraire de la Chaire CERII,
membre émérite du centre interuniversitaire CELAT