Le Sénégal, confronté à un contexte économique difficile marqué par une dette publique réévaluée et la suspension d’un prêt du FMI, se tourne résolument vers des solutions innovantes pour son redressement économique et social. Dans cette dynamique, l’Initiative Carbone Sénégal, un mécanisme national de crédits carbone complémentaire à une taxe carbone et connecté aux marchés internationaux via l’Article 6 de l’Accord de Paris, émerge comme une voie stratégique.
Un contexte économique exigeant et un Plan de Redressement « Jubbanti Koom »
En octobre 2024, le Sénégal a fait face à une dégradation de ses notes financières suite à des malversations comptables de l’administration précédente, entraînant une réévaluation de sa dette publique de 65 % à 111 % du PIB. Cette situation a contraint le pays à emprunter à des taux plus élevés. En réponse, le Président Bassirou Diomaye Faye et son Premier ministre ont annoncé, début août, un « Plan de redressement économique et social » nommé « Jubbanti Koom ». Ce plan ambitieux vise à mobiliser 6 000 milliards de francs CFA en trois ans, principalement via l’augmentation de certaines taxes et la diminution des dépenses de l’État pour réduire le déficit à 3 % et stabiliser la dette. L’objectif est de financer ce plan à 90% par des ressources endogènes, sans nouvel endettement, notamment par le recyclage d’actifs, la fiscalité environnementale et les financements verts.
Parallèlement à ces défis économiques, le Sénégal est fortement exposé aux changements climatiques et s’est engagé à réduire ses émissions de gaz à effet de serre (GES) de 5 % (objectif inconditionnel) et de 23,7 % (objectif conditionnel) d’ici 2030, conformément à sa Contribution Déterminée au Niveau National (CDN).
Plan Jubbanti Koom et redressement économique 2 La tarification carbone : un double avantage pour le Sénégal
Des études menées par la Banque Ouest Africaine de Développement (BOAD) et la CCNUCC depuis 2019, avec le soutien du gouvernement sénégalais, ont identifié la taxe carbone comme l’instrument de tarification carbone le plus adapté au contexte sénégalais. Ses atouts résident dans son faible coût administratif, sa capacité à envoyer un signal de prix direct aux émetteurs, et la flexibilité qu’elle offre dans l’utilisation de ses recettes.
1. Génération de revenus substantiels pour le redressement
L’un des arguments les plus percutants en faveur de l’Initiative Carbone Sénégal est son potentiel de génération de revenus pour l’État. Une taxe carbone est un outil efficace pour générer de nouvelles recettes gouvernementales. L’expérience internationale, comme celle de l’Union Européenne avec son système d’échange de quotas d’émission (EU ETS), a montré des recettes considérables, atteignant 33 milliards d’euros en 2023 pour l’Europe, sans même inclure le secteur maritime dont la première phase a démarré en 2024.
Pour le Sénégal, les simulations indiquent que la contribution carbone imposée aux secteurs maritime et aérien pourrait générer des revenus significatifs, de l’ordre de 100 à plus de 300 millions de dollars par an, si le tarif européen était appliqué. Pour les pays africains ayant des activités portuaires très développées, ces contributions pourraient même dépasser le milliard de dollars par an. Ces montants sont d’autant plus cruciaux que l’aide publique au développement (APD) diminue, et que l’Afrique est le continent le plus affecté par le réchauffement climatique. Permettre au Sénégal de collecter directement ces contributions relève du principe du pollueur-payeur et renforce sa souveraineté climatique et budgétaire. Les fonds récoltés pourraient financer directement le Plan de Redressement « Jubbanti Koom », contribuant à la mobilisation de ressources endogènes et à la réalisation des objectifs socio-économiques du pays.
2. Impacts multifacettes sur le développement durable et la résilience
Au-delà des recettes directes, l’Initiative Carbone Sénégal offre de multiples bénéfices:
● Financement de la transition verte : Les recettes de la taxe carbone peuvent être recyclées pour financer des programmes d’accès aux
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énergies propres pour les ménages démunis, soutenir l’adoption de processus à faible émission de carbone dans l’industrie, et financer des mesures d’atténuation supplémentaires.
● Stimulation du marché domestique du carbone : Le couplage de la taxe carbone avec un mécanisme national de crédits carbone permettrait aux émetteurs de compenser une partie de leurs obligations fiscales avec des crédits, réduisant ainsi leur fardeau et stimulant la demande pour les projets nationaux de réduction des émissions. Cela offrirait une nouvelle source de revenus pour les porteurs de projets locaux.
● Réactivation de projets MDP « dormants » : Le Sénégal compte plusieurs projets MDP enregistrés (Mécanisme de Développement Propre) qui sont « dormants », c’est-à-dire enregistrés mais n’ayant pas atteint leur pleine phase opérationnelle ou non actualisés selon les nouvelles normes internationales. L’Initiative Carbone Sénégal vise à ressusciter ces projets existants en les rendant éligibles pour le mécanisme domestique ou pour l’enregistrement sous l’Article 6.4 de l’Accord de Paris.
● Renforcement de la compétitivité internationale : L’introduction d’une taxe carbone pourrait exempter le Sénégal de potentielles charges résultant des politiques d’ajustement carbone aux frontières (telles que celles de l’Union européenne), lui permettant ainsi de conserver ces recettes au niveau national. Cela faciliterait l’alignement avec les partenaires commerciaux.
● Création d’emplois et de co-bénéfices : Le plan de redressement vise la création massive d’emplois et le renforcement du capital humain. Les investissements verts soutenus par la finance carbone contribuent à l’amélioration de la qualité de l’air, à la réduction des coûts de santé, et à l’augmentation de la productivité, générant des avantages socio-économiques significatifs.
● Transparence et gouvernance renforcées : Le gouvernement actuel a mis l’accent sur la transparence et la bonne gouvernance. La conception d’une taxe carbone transparente dans l’utilisation des fonds publics contribue à renforcer la confiance dans le système et l’acceptabilité publique.
La Plateforme Nationale de publication et de vente de crédits carbone du Sénégal
Un élément clé de l’Initiative Carbone Sénégal est la proposition de mettre en place une Plateforme nationale de publication et de vente de crédits carbone du Sénégal. Cette plateforme est une solution innovante pour la valorisation souveraine du carbone.
● Objectifs de la plateforme : L’objectif est de créer une plateforme numérique sécurisée pour structurer et opérationnaliser le marché domestique du carbone au Sénégal, avec des connexions aux marchés internationaux, afin de maximiser la captation de financements climatiques pour les acteurs locaux. Spécifiquement, elle vise à:
○ Mettre en place un cadre réglementaire et technique national de génération de crédits carbone.
○ Développer une plateforme numérique de commercialisation et de suivi des crédits.
○ Valoriser les projets MDP dormants en les réintégrant dans une logique de marché.
○ Offrir un canal de vente directe des crédits aux acheteurs internationaux.
○ Promouvoir une demande locale de crédits carbone par des mécanismes incitatifs (comme une taxe compensable).
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● Fonctionnement et Piliers : Le projet de plateforme s’articule autour de
quatre piliers principaux:
○ Mise en place du cadre national : Élaboration de scénarios de
référence sectoriels, définition de méthodologies nationales de Mesure, Rapportage et Vérification (MRV) conformes à l’Article 6, et intégration d’un registre national des projets. Le MRV est crucial pour garantir la fiabilité, la transparence et la traçabilité des réductions d’émissions.
○ Plateforme numérique carbone : Une interface pour la gestion des projets, la génération des crédits, l’enregistrement MRV, un module de mise en relation avec les acheteurs (bilatéraux, volontaires, entreprises locales), et un moteur de calcul d’impact carbone.
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○ Valorisation des projets existants et incubation de nouveaux : Réactivation des 15 projets MDP existants au Sénégal (principalement dans l’énergie, les déchets, et la foresterie) et accompagnement de 10 à 15 projets pilotes dans les secteurs agro, énergie et déchets.
○ Structuration du marché domestique : Appui à la conception d’un système incitatif (par exemple, une taxe carbone compensable par des crédits nationaux) et engagement des entreprises sénégalaises dans la compensation volontaire.
● Potentiel de revenus estimé : La plateforme anticipe des revenus substantiels provenant de la vente des crédits carbone générés. Avec un prix moyen du crédit estimé entre 12 et 18 USD par tonne, les prévisions de rentabilité sont les suivantes:
○ 2025 : 300 000 tCO2, générant 3,6 millions USD de revenus carbone.
○ 2030 : 6 000 000 tCO2, générant 72 millions USD de revenus carbone.
○ 2031 : 7 000 000 tCO2, générant 84-126 millions USD de revenus carbone.
Les secteurs avec le plus grand potentiel de génération de crédits carbone sont les mangroves (2 millions tCO2/an), l’énergie solaire et renouvelable (3 millions tCO2/an), l’agriculture biologique (1 million tCO2/an), l’énergie domestique (biogaz, foyers, 500 000 tCO2/an) et la gestion des déchets (500 000 tCO2/an), totalisant un potentiel estimé à 7 millions tCO2/an.
On peut également projeter les revenus annuels potentiels si les 7 millions de tCO2eq sont pleinement exploités, en utilisant le calcul suivant:
• Prix bas (basé sur d’anciens prix MDP et simulations de taxe carbone) : 5 USD/tCO2eq
◦ Revenu annuel potentiel : 7 000 000 tCO2eq/an * 5 USD/tCO2eq = 35 millions USD/an.
• Prix moyen (basé sur les prix intégrés par les grandes entreprises pétrolières et gazières) : 40 USD/tCO2eq
◦ Revenu annuel potentiel : 7 000 000 tCO2eq/an * 40 USD/tCO2eq = 280 millions USD/an.
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• Prix élevé (basé sur les prix récents du marché européen ou des taxes carbone
ambitieuses) : 85 USD/tCO2eq
◦ Revenu annuel potentiel : 7 000 000 tCO2eq/an * 85 USD/tCO2eq = 595 millions
USD/an.
● Alignement avec les priorités nationales et internationales
○ La plateforme s’inscrit pleinement dans les ambitions climatiques de
l’État du Sénégal et dans l’esprit de l’Accord de Paris.
○ Elle est alignée sur la mise en œuvre de l’Article 6.2 de l’Accord de Paris, qui permet la coopération volontaire pour l’échange de résultats d’atténuation transférés au niveau international (ITMO). Le Sénégal a d’ailleurs déjà signé des accords de coopération bilatérale avec la Suisse (juillet 2021) et la Norvège dans le cadre de l’Article 6.2. La fondation suisse KLIK a manifesté son intérêt pour l’achat de crédits et un soutien initial de KLIK permettrait l’opérationnalisation de la plateforme avec une possibilité d’achat
de crédits par la Suisse via l’Article 6.
○ Elle renforce la position du Sénégal dans les discussions internationales sur la tarification du carbone et les mécanismes de marché.
Une approche progressive et des partenariats stratégiques
Le Sénégal a déjà entamé des démarches significatives. Le cadre juridique sénégalais, basé sur le principe du pollueur-payeur » et soutenu par la Constitution et le Code de l’Environnement, offre une base solide. Le Sénégal travaille à la mise en place d’une infrastructure de Mesure, Rapportage et Vérification (MRV) des émissions, essentielle pour toute tarification carbone.
Le Sénégal est également activement impliqué dans les mécanismes de marché de l’Article 6 de l’Accord de Paris, qui favorise la coopération volontaire entre les Parties pour relever le niveau d’ambition de leurs mesures d’atténuation et d’adaptation.
L’introduction d’une taxe carbone peut se faire progressivement, en commençant par un niveau bas et en l’ajustant au fil du temps en fonction de la situation économique et des objectifs de la CDN. Cette approche graduelle permet aux acteurs de s’adapter et au gouvernement de renforcer ses capacités.
Plan Jubbanti Koom et redressement économique 7 Conclusion : une vision ambitieuse pour l’avenir
L’Initiative Carbone Sénégal, avec sa plateforme nationale de vente de crédits carbone, représente une opportunité majeure pour le pays de concilier ses impératifs de redressement économique avec ses ambitions climatiques. En combinant une taxe carbone adaptée au contexte national avec un mécanisme de crédits carbone dynamique et connecté aux marchés internationaux de l’Article 6, le Sénégal peut non seulement accélérer sa trajectoire de décarbonation, mais aussi sécuriser des financements endogènes cruciaux. Cette démarche proactive, en ligne avec le Plan de redressement économique et social, permettra de construire une économie plus résiliente, durable et inclusive pour le bénéfice de tous les Sénégalais. La réussite de cette initiative dépendra d’une mise en œuvre transparente, d’une coordination efficace entre les acteurs étatiques et privés, et d’une communication claire avec toutes les parties prenantes.
Birane Mamadou SALANE
Directeur BMS CONSULTING et Expert finance climat +221777968379
bsalane@gmail.com https://www.linkedin.com/in/biranemamadousalane