Lui aussi, on peut tout bonnement l’appeler « l’aîné des anciens», sans aucune logique de comparaison. Tant dans le versant mémoriel que dans celui qui le voudrait artiste et « homme dévoué » de l’art en général, pour ainsi dire. Samb Makharam est de ceux qu’on n’oublie pas, qu’on ne commente pas non plus, mais dont l’œuvre est contemplée. Riche d’une filmographie qui défie le temps et toute logique idéologique, son œuvre dit le réel, l’interroge et le dépasse.
Le 21 octobre 1934, dans une maison de la rue Thiers, en plein cœur du Dakar colonial, un cri d’enfant déchira la sérénité vespertine qui prévalait. Ce fut un mélange de joie et d’inquiétude qui saisit la famille. Joie d’accueillir enfin un fils vigoureux, peur, aussi, que ce nouveau-né connaisse le même sort tragique que les deux enfants partis avant lui, avant d’avoir vraiment vécu. Sa tante, Mame Basse Samb, accourut de la rue Carnot dès l’annonce de la naissance. Par crainte du mauvais sort, elle décida d’accomplir les gestes protecteurs des anciens. L’enfant fut allaité tour à tour par sa mère et par une femme de la famille dite « esclave », selon la coutume du cousinage à plaisanterie. Puis, placé dans une calebasse, le bébé fit sept fois le tour de la mosquée, dans une prière salvatrice pour la vie, apprend-on de la collection « Les Grands Cinéastes Panafricains », sous le titre : « Ababacar Samb Makharam, Maître d’œuvre et esthète du Cinéma panafricain » (éditions Vives Voix).
On y apprend aussi qu’au moment du baptême, Mame Basse lui rasa la tête, ne laissant que trois petites touffes disposées en cercle, perça une oreille et y glissa un anneau d’argent. Un signe de chance et de bravoure. Ainsi, par la grâce de Dieu et la bénédiction des ancêtres, on espérait que l’enfant serait un jour un être d’exception. On lui donna le nom d’Ababacar, en hommage à Serigne Ababacar Sy, le khalife des Tidianes, dont la maison n’était pas loin. Le saint homme veilla sur lui, et le père, ému, voyait en ce fils la victoire de la vie sur la fatalité. Mais le destin, encore une fois, fut rude, car le père mourut alors qu’Ababacar n’avait que six ans. Il grandit entre la foi et le besoin d’apprendre. Avant d’aller à l’école des Blancs, il mémorisa tout le Coran. Ce n’est qu’à dix ans, grâce à un aîné éclairé, qu’il fut autorisé à suivre une instruction française.
Très vite, il passa le Certificat d’études, prêt à travailler pour aider sa mère, devenue veuve une seconde fois. Le jeune Samb fit mille petits métiers : aide-soignant à l’hôpital Le Dantec, employé chez l’avocat Robert Bayache, etc. Mais l’appel de la connaissance, du monde et de l’art, le tira bientôt vers l’ailleurs. Il quitta Dakar pour la France, où il passa presque dix ans. À Paris, il étudia le théâtre au Conservatoire de la rue Blanche, fonda la troupe « Les Griots » avec d’autres artistes africains et antillais, et brûla les planches. Il joua dans des films, posa pour des photographes et incarna la vitalité d’une jeunesse africaine avide d’expression.
Des petits métiers au Conservatoire de la rue Blanche
Il apparut notamment dans « Tamango », aux côtés de figures comme Douta Seck, et fréquenta les cercles intellectuels de Présence Africaine, haut lieu de la renaissance culturelle noire. Toujours plus curieux, il s’envola ensuite pour Rome, où il suivit une formation au Centre expérimental du cinéma. Là, il réalisa son premier court-métrage, « L’Ubriaco ». De retour en France, il travailla à l’Ortf comme producteur et réalisateur avant de répondre, en 1964, à l’appel du pays natal. Au Sénégal, Samb rejoignit d’abord le ministère du Tourisme, puis la radio nationale comme producteur et réalisateur de l’émission « Portrait d’un écrivain ».
Dans cette émission, il laissait transparaître tout ce qui le caractérisait, à savoir le goût de la transmission, la rigueur intellectuelle, la passion des lettres et surtout le refus farouche de la médiocrité. C’est à cette époque qu’il rencontra Line, une artiste française spécialiste de la tapisserie. Séduit par sa sensibilité et son regard sur le monde, il lui écrivit de longues lettres enflammées. Leur mariage fut encouragé par Mame Woré, la mère d’Ababacar, et le couple s’épanouit dans le foisonnement artistique du Dakar des années Senghor.C’est alors en 1966, lors du premier Festival mondial des arts nègres, qu’Ababacar Samb Makharam reçoit le premier prix du court-métrage avec « Et la neige n’était plus », une œuvre méditative sur l’exil et le retour.
Trois ans plus tard, il signa « Kodou », son premier long-métrage, tourné en partie à l’hôpital de Fann. Le film, où le rituel Lébou du ndëp est au centre du récit, fut un succès international. Sa stature grandit encore lorsqu’il devint, à trente-six ans, le premier secrétaire général de la Fédération panafricaine des cinéastes (Fepaci). Il milita sans relâche pour un cinéma africain libre et financé par les Africains eux-mêmes, contribuant à la création du Fespaco et à la reconnaissance du septième art au sein de l’Oua. Mais cette activité débordante l’éloigna du tournage. Il revint derrière la caméra en 1982 avec Jom, un film majeur sur la dignité et la résistance. Sur le plateau, une simple disparition d’objet, la bague d’un acteur, marqua le début d’une étrange dérive.
Des marabouts furent sollicités, et Samb, curieux des choses de l’esprit, s’en rapprocha. Peu à peu, cette quête mystique prit une place inquiétante dans sa vie. Son épouse tenta de le protéger, de préserver leur famille, écrivant à sa belle-mère des lettres pleines d’amour et d’inquiétude. Elle chercha l’aide des médecins, des traditions et de la prière. Samb, lui, écrivait aussi, un texte ésotérique où se mêlaient douleur et lucidité. Il le fit lire à ses amis, conscient de sa propre fragilité. Le 7 octobre 1987, celui dont la naissance avait été entourée de rituels pour conjurer le malheur quitta ce monde, après une longue lutte entre le visible et l’invisible. Ababacar Samb Makharam, homme de lumière et de mystère, laissa derrière lui une œuvre brève mais essentielle, et l’image d’un artiste habité par la beauté, la dignité et la quête du sens. « Si le cinéma sénégalais a des fleurs et des branches visibles, des noms et une renommée, des pionniers qui viennent plus immédiatement dans la liste, je crois qu’on peut gager que vous en êtes une des racines , écrit Elgas.
Par Amadou KÉBÉ

