Parmi les échos des criées qui déchiraient le voile de calme matinal du quartier, la sienne se détachait. Traînante et gutturale. «Mbaaaliit, mbaaliit», martelait-il, telle une onomatopée, assis sur sa charrette que tire un cheval flegmatique.
Les deux semblaient vivre une belle complicité. Jamais de coups de cravaches sur les flancs de l’animal. D’ailleurs Idy, c’est son nom, n’en avait jamais avec lui. Malgré un accoutrement à la propreté douteuse qui pouvait susciter la méfiance des passants, il ne dégageait pas ce caractère vachard de ces charretiers qui martyrisent leur bête de somme parfois assoiffée jusqu’à tirer la langue. Lui Idy, on le surprenait même, parfois, au détour d’une ruelle, en train de faire reposer son compagnon équin et de le sustenter. Il savait que c’est son «outil» de travail, il en prenait donc bon soin. Depuis plus de dix ans que j’habite ce quartier et aussi loin que me transportent mes souvenirs, Idy est resté le même: placide et sourire timide. De tous les charretiers qui débarrassaient les maisons de leur trop-plein d’ordures, moyennant quelques pièces, que le passage irrégulier des camions de ramassage ne pouvait enlever, il était celui qui avait su s’attirer la bienveillance des habitants de notre pâté de maisons.
Du lundi au dimanche, que ce soit Korité ou Tabaski, lui et son attelage passaient tous les jours et plusieurs fois dans la journée. Si bien qu’il nous est venu l’idée de dresser son portrait dans les colonnes de ce journal que vous tenez entre les mains. C’est que le personnage nous semblait intéressant et l’envie de découvrir l’homme qui se cache derrière le charretier nous brûlait. Avec un large sourire, il accepta la proposition. Il ne restait plus qu’à trouver la bonne date et le bon moment. Le temps passe. La semaine dernière, au moment du repas de l’aube, une nouvelle tomba, sèche, comme un couperet: Idy est mort. Foudroyé par une maladie aussi brutale que rapide. L’annonce funeste me noua le ventre de regret et je m’en voulus de ne pas avoir respecté mon engagement. L’un des défauts de la procrastination, cette mauvaise manie à toujours remettre à demain ce qu’on peut faire aujourd’hui. Idy et sa charrette ne passeront donc plus. Il était du décor que l’on ne remarquait plus à force de le côtoyer au jour le jour. Et aujourd’hui, son absence nous pèse. Il quitte ce bas monde qui ne lui a vraiment jamais fait de cadeau.
Idy, c’est le prototype de ces braves gens que les rigueurs de ce monde éprouvent et qui refusent de se soumettre aux difficultés qui jalonnement leur existence sur terre. Tous les jours, dès les premières heures de l’aube, ils sont au front d’un quotidien précaire. Ils ne sont pas de cette masse d’individus qui passent leur temps à quémander les faveurs du gouvernement, qui piquent dans les caisses de l’État, qui se partagent les terres du domaine national quand l’écrasante majorité des Sénégalais peine à disposer d’un lopin de 150 m2 pour construire une maison. Idy et les besogneux comme lui préfèrent gagner leur vie, dignement, franc par franc, en sillonnant les rues de la capitale aux cris de «aywa commande, commande télé yi», « aywa mouchoir, mouchoir, mouchoir», «aywa dieun».
Qui font échos aux tintements des ciseaux du tailleur ambulant, aux cliquetis des brosses des réparateurs de chaussures. Ce combat contre la petite vie, c’est aussi celui du cordonnier du coin, du vigile d’à-côté, de toutes ces femmes battantes qui, dès l’aurore, prennent les chemins du marché au poisson ou des quais de pêche pour ramener de quoi nourrir leurs familles; c’est également la bataille que mènent ces milliers de jeunes hommes et de jeunes dames allant à l’assaut de Colobane pour dénicher quelques habits de seconde main à revendre, poireautant devant les usines espérant décrocher un travail journalier. Ils ont compris que cette société n’a rien à leur proposer, ils ont tout à conquérir. Alors, chaque cm des kilomètres qu’ils parcourent tous les jours à pieds pour proposer leur service ou vendre leurs petites marchandises est une parcelle de dignité de conquise. Contre cette vie pingre qui leur concède, ils y vont avec la hargne du revanchard. Ces petites mains, pourtant utiles à cette société condescendante, sont l’incarnation humaine de l’expression « vivre à la sueur de son front ». Cette masse laborieuse qui refuse d’être piégée dans le maelström humiliant d’un quotidien précaire et sans relief, mérite tous les égards. Adieu Idy Samb. elhadjibrahima.thiam@lesoleil.sn