Elle revient en boucle dans des vidéos drôles, des clashs TikTok, des parodies en ligne : « Wëndéelu (x3), taxawaalu (x3), tambambalu (x3)… ». Pourtant, derrière cette ritournelle devenue virale, se cache l’un des cris les plus sérieux de la musique sénégalaise. C’est un appel à la prudence face au Sida, lancé par Kiné Lam en 1991. Aujourd’hui, la rengaine résonne autrement, mais le message, lui, reste brûlant d’actualité.
Les mots claquent, roulent, résonnent. Sur les réseaux sociaux, ils accompagnent des vidéos de clash, de parodie et de moquerie. Le rythme est devenu viral, le gimmick drôle. Une matière sonore malléable, que les créateurs de contenus et le milieu politique s’échangent et détournent comme on se passe une blague entre amis. Mais ces mots, que l’on scande aujourd’hui à la légère, venaient d’un lieu grave. D’une chanson écrite comme un cri.
Le morceau s’intitule « Sida ». Il a été composé et interprété par Kiné Lam, grande voix de la chanson populaire sénégalaise. Il figure sur « Galass », un album de 8 titres dont : « Galass, Sey », « Takko Wadd », « Rijaalulah », « Darmanko », « Sida », « Ndeye Penda », « Jàmbaar yi », sorti en 1991, dans un pays encore aux prises avec les débuts d’une épidémie silencieuse et dévastatrice. Le Vih se propageait dans les villes, dans les villages, et dans les esprits.
À cette époque, Kiné Lam ose ce que peu de figures publiques acceptent encore de faire : nommer la maladie. En wolof, elle répète, insiste, martèle. Les mots prennent une force incantatoire. La musique, elle, n’adoucit pas le propos. Elle le soutient, le porte et l’enveloppe. C’est une rythmique sèche, presque militaire, qui donne à ce morceau des airs de procession. Ce n’est pas un morceau qu’on écoute distraitement. C’est un morceau qui vous fixe dans les yeux. Trente ans plus tard, pourtant, cette parole sérieuse est devenue matière à rire. Les réseaux sociaux ont transformé la mise en garde, en effet, sonore comique.
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1991 : un tournant sanitaire et symbolique
On l’utilise comme on utiliserait un jingle. Le fond a disparu. Il ne reste que la forme. Le message a été vidé de sa charge, comme un fruit trop mûr. Mais peut-être faut-il y voir plus qu’un simple oubli. Car si cette voix revient, si elle percute encore les oreilles, si elle circule entre les générations, c’est qu’elle a laissé une empreinte. Peut-être qu’en la reprenant sans en comprendre le sens, on continue malgré tout de la faire vivre. Kiné Lam a créé un fragment de mémoire sonore. Et si l’humour d’aujourd’hui voile l’alarme d’hier, il ne l’efface pas totalement. Il en prolonge l’écho, dans un autre langage.
Nous sommes en 1991. Le Sénégal n’a pas encore connu la vague médiatique de la prévention de masse. Le mot Sida circule à peine dans les journaux. Dans les familles, on parle de maladie honteuse, de punition divine, ou on ne parle pas du tout. Les discours institutionnels sont balbutiants. Ce sont les artistes qui prennent le relais. Dans ce paysage, Kiné Lam fait œuvre politique. Elle brise le tabou avec la seule arme qui lui reste. Une voix de femme, populaire, respectée, écoutée. Une voix qui ose dire ce que la société tait. Le Sida, dit-elle, est là. Il rôde. Il tue. Et il faut se protéger. Galass, l’album qui abrite ce morceau, est tout sauf anodin. Il explore les questions sociales, morales, intimes. Il s’inscrit dans la continuité des artistes sénégalais engagés, mais avec la singularité d’un ton maternel, frontal, lucide. La figure de Kiné Lam y devient celle de la mère lucide, qui ne craint pas de heurter pour sauver.
Par Ahmadou KEBE