Dans cet entretien, le Dr Ibrahima Faye, chercheur à l’Ifan et spécialiste de littératures et civilisation africaines, revient sur la portée oratoire, pédagogique et mémorielle de ce morceau devenu archive sonore de la lutte contre le Vih/Sida au Sénégal.
Pourriez-vous replacer la chanson, « Sida », dans son contexte performanciel de la mobilisation nationale des artistes contre le Vih dans les années 1990 ?
Considéré durant les années 1990 comme le plus grand fléau de la planète, le Sida est combattu sur tous les fronts par de figures artistiques majeures du continent africain. L’approche culturelle a été aussi concluante parmi tant d’autres stratégies initiées. C’est pour cette raison qu’elle a été privilégiée par certaines institutions internationales comme Onusida/Unesco pour stopper cette pandémie dévastatrice dont les deux tiers des victimes étaient africaines. Les voix des artistes, telles que celle Kiné Lam, ont été mises à profit pour essayer de combler les nombreuses lacunes de la sensibilisation et de la prise en charge par les systèmes sanitaires ouest-africains plombés par le sous-équipement dû au manque de moyens de différents ordres. La cantatrice, en produisant un discours sensibilisateur, a prôné une éducation préventive pour les jeunes et les adultes, les principales victimes de cette maladie considérée comme la première cause de morbidité auprès de ces couches sociales. Voilà l’environnement socioculturel non verbal dans lequel il faut replacer le texte de l’artiste.
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Comment analysez-vous le retour viral de cette chanson sur les réseaux sociaux, plus de trente ans après sa sortie ?
Avec les réseaux sociaux, notamment TikTok, Facebook, WhatsApp, Instagram…, les Sénégalais sont en train de se familiariser avec une bonne partie de leur héritage culturel. La façon dont les vœux d’anniversaire sont mutuellement souhaités dans ces plateformes, et qui pourrait pousser à considérer qu’on assiste aujourd’hui à une «guéwelisation » (« griotisation ») à outrance de notre société, est un exemple pertinent démontrant cet état de fait. Tout le monde est gardien du verbe aux capacités oratoires extraordinaires, dirait-on. Tous les jours, des classiques de la musique sénégalaise sont totalement ou partiellement remis au goût du jour par l’intermédiaire de ces moyens technologiques qui, en dehors du fait qu’ils transfèrent dans le temps du monde des chefs-d’œuvre intemporels, permettent aux plus jeunes, en quête d’authenticité, d’étancher leur soif patrimoniale. Tant mieux ! Que cela perdure. Un tel engouement participe à revivifier ou à réveiller des sensibilités du public récepteur, obligé de payer les frais liés aux contingences matérielles qui soumettent les créateurs contemporains.
Ce retour peut-il être lu comme un besoin contemporain de réactiver une mémoire collective autour du sida ou autour d’une autre cause ?
Le retour de la chanson dans l’espace social, par la porte de la politique, confirme le caractère vivant du discours oral qui, dans la bouche des orateurs, peut subir, selon les contextes et les enjeux du moment, une transmutation poétique. Il faut appliquer cette caractéristique des sources orales à ce tube de Kiné Lam, « Sida », qui sert à alimenter la disputation oratoire des groupes sociopolitiques du moment. Derrière cette appropriation, il y a toute une communication épousant les contours du style oral marqué par la variabilité du sens toujours en suspens. Il ne s’agit pas seulement d’une réactivation d’une mémoire collective en tant qu’ensembles de savoirs, savoir-faire… à transmettre d’une génération à une autre, mais d’une réappropriation qui obéit à une exigence de renouvellement créatif. En effet, cette chanson, qui est aujourd’hui prise comme un objet de délégitimation de l’autre, une mise en scène ironique de l’identité sociale et politique autre que soi-même, est la preuve que la musique est une production constante confirmant le caractère dynamique de nos imaginaires. Chaque groupe vivant invente un discours, des artefacts qui, au fil du temps, sont enrichis avec de nouveaux éléments de sens par un autre groupe en fonction de ses orientations et besoins.
Propos recueillis par A. KÉBÉ