Dans un pays où l’on se jauge à la taille de la foule, le nombre n’est jamais innocent. Il consacre, il légitime, il rassure… mais il peut aussi tromper. Ce texte interroge notre culte de la masse, cette croyance que la force politique, religieuse ou sociale se mesure à la densité d’une place comble.
Chacun cherche la foule. Chacun veut la masse derrière lui, serrée, compacte, vibrante. Dans ce pays, la popularité est une monnaie plus forte que le franc, l’euro ou le dollar. C’est elle qui consacre, qui légitime. Elle transforme un nom en force. Les hommes politiques, les guides religieux, les artistes, les influenceurs, tous ceux qui vivent à découvert sur la place publique savent que, sans le nombre, ils ne sont que des voix faibles dans l’immense tumulte du monde. On oublie souvent que le nombre n’a jamais été neutre. Il compte, mais il signifie aussi. Les anciens lui donnaient une portée mystique. « Dieu parle en nombres », disaient les sages d’Alexandrie. Le 3 pour l’unité parfaite. Le 7 pour la protection. Le 9 pour l’accomplissement, la fin d’un cycle et l’ouverture d’un autre. Nous l’avons appris dans les sermons, les veillées et les récits: les chiffres ne sont jamais de simples chiffres. Mais revenons à notre sol, à nos rues, à nos réalités Chez nous, le nombre mesure d’abord la puissance. Une ziarra, un gamou, un magal se lisent à la longueur des files et à l’épaisseur des foules. Un meeting politique se juge au remplissage d’un stade ou d’un boulevard. C’est le règne des estimations à la louche, des déclarations triomphales et des démentis furieux. Les organisateurs annoncent des centaines de milliers, parfois des millions. La police, elle, ramène tout à des proportions modestes. «Vingt-cinq-mille », disent-ils. « Dix-mille », corrigent-ils. À les écouter, même un océan se réduirait à quelques gobelets d’eau. Dans les années 2000, un opposant célèbre, tribun redoutable, jurait rassembler des millions de partisans. Ses discours faisaient trembler les places. Plus tard, un ancien Président, dont les fidèles brandissent encore les vidéos de ses rassemblements spectaculaires des années 2020, revendiquait, lui aussi, les foules par centaines de milliers. Récemment encore, on a vu ces batailles de chiffres autour d’un meeting baptisé Terra. Les partisans y lisaient une marée humaine. « Des millions >>, disaient- ils. Le camp d’en face, mètre à la main, calculait la densité par mètre carré. Verdict: impossible de dépasser deux-cent-mille. Alors, qui croire? La ferveur ou la géométrie ? La passion ou la mesure ? L’oeil ou la foi ?
Ce débat n’est jamais innocent. Il révèle quelque chose de nous. De nos dirigeants. De nos idoles. De nos foules. Tous cherchent à prouver qu’ils pèsent. Que leurs mots peuvent déplacer des corps. Et peut- être, un jour, des urnes. « Le pouvoir adore se compter », écrivait Pierre Bourdieu. Chez nous, il se raconte, se chante, se crie. Le nombre devient preuve. La foule devient argument.


