Il y a des instants où le temps se fissure, où l’on croit marcher dans ses propres pas, comme si la vie n’était qu’un éternel recommencement. Il m’arrive parfois de vivre une scène comme si je la rejouais pour la seconde fois.
Même décor, mêmes voix, même lumière. Le vertige du déjà-vécu. C’est une sensation étrange, familière et pourtant insaisissable. Elle m’a longtemps accompagné, moins aujourd’hui peut-être, comme si le temps avait émoussé ma sensibilité. Mais dans ma jeunesse, elle surgissait souvent, sans prévenir, et me laissait avec plus de questions que de réponses. La première fois, c’était à Kaolack, en avril 1995. Nous préparions le baccalauréat et, écrasés par la chaleur, nous avions fui la maison pour nous réfugier dehors. J’étais adossé à une voiture garée devant le domicile, deux camarades en face de moi. Nous parlions de tout et de rien, quand soudain, la scène me frappa : mêmes visages, même ton, même lumière.
Comme si je feuilletais une page déjà lue. Je me tus, troublé. Avant de rentrer, j’osai leur demander : « Est-ce qu’on n’a pas déjà eu exactement cette conversation, à cet endroit précis ? » Ils éclatèrent de rire. Moi, je restai avec ma question. Oui, j’avais déjà vécu ça… mais où ? Quand ? Trois ans plus tard, à l’université, la sensation me revint. Nous sortions d’un partiel de droit. Une bande joyeuse descendait les escaliers, riant aux éclats, ressassant les sujets d’examen. Et de nouveau, le vertige : mêmes habits, mêmes voix, même lumière.
Je regardais mon ami – aujourd’hui magistrat – persuadé d’avoir déjà foulé ces marches avec lui. Quand je lui en parlai, il se moqua : « Attention, tu risques de perdre la boule comme ce grand de Mbour dont je t’ai parlé ! » Je ris avec lui, mais au fond, l’inquiétude demeura. Plus tard, un grand frère philosophe tenta une explication. Selon lui, je n’étais pas dans l’illusion, mais dans la réminiscence. J’aurais déjà vécu ces scènes dans une autre vie, sous une autre forme. Peut-être étais-je un personnage important, ou un simple anonyme traversant une époque disparue.
Il conclut en ironisant : « Tu n’as peut-être rien été de spécial, mais ton âme, elle, continue de se souvenir. » Alors, qu’est-ce que c’est, le déjà-vécu ? La science parle d’un court-circuit de la mémoire, une confusion entre présent et souvenir. Mais moi, je n’arrive pas à réduire l’expérience à un simple accident du cerveau. Dans ces instants, il y a une impression de destin, une sensation que tout est écrit, que nous rejouons une partition dont nous ignorons la musique. Depuis, je m’y suis habitué. Quand le trouble me saisit encore, je ne cherche plus à comprendre.
J’accepte. Je me dis que la vie n’est pas une ligne droite, mais un cercle qui nous ramène parfois sur ses propres traces, juste pour nous rappeler que le mystère existe. Et parfois, une pensée me hante : et si le déjà-vécu n’était pas une illusion de mémoire, mais la trace que l’âme laisse en traversant le temps ? Comme un écho venu d’avant nous, ou d’après nous. Comme un signe que ce que nous appelons « présent » n’est peut-être qu’un passage, et que nos vies — visibles ou invisibles — se répondent dans un éternel recommencement.