Trop lent. Trop partisan. Trop… L’opinion publique est une monture impatiente. Elle attend tout, tout de suite. Mais décider n’est pas chose aisée. Décider engage le réel, ses nerfs et ses dégâts. Raymond Aron invitait à cet exercice salutaire qui consiste à quitter le fauteuil du spectateur pour s’asseoir une minute dans le bureau du décideur.
La question paraît simple. Qu’aurais-je fait à sa place ? Elle se complique aussitôt. Le décor se remplit de dossiers urgents, de chiffres récalcitrants, de syndicats impatients, de partenaires ombrageux, d’alliés nerveux et d’opposants qui guettent la faute comme on attend la pluie après l’hivernage. L’idée d’Aron agit comme une douche froide sur l’indignation facile. Le citoyen comprend vite que le pouvoir n’est pas un bouton magique mais une armoire pleine de serrures. Chaque clé ouvre une porte et en ferme deux autres. Le ministre découvre que le temps lui manque toujours. Il apprend que l’argent a déjà été dépensé. Il réalise que la loi promet plus vite qu’elle ne s’applique. Il mesure que l’arbitrage est un art brutal où l’on choisit non pas le bien absolu mais le moindre mal disponible, souvent sous la pression de l’horloge et du micro tendu. Vu de loin, la décision ressemble à un trait de plume. Vue de près, c’est une corde raide. D’un côté la cohérence, de l’autre l’urgence. Ici l’intérêt général, là les équilibres politiques.
Au milieu, la rue, les marchés, les partenaires extérieurs, les administrations lentes et les médias pressés qui réclament des réponses avant même d’avoir formulé les questions. Le décideur avance avec des chaussures trop étroites et un calendrier trop serré. Il n’a pas le luxe de l’hésitation prolongée. Il tranche, souvent mal, parfois bien, toujours sous le regard sévère de ceux qui n’ont pas à trancher et qui disposent du confort de la rétrospective. Pour autant, l’assertion d’Aron mérite discussion. Se mettre à la place du décideur ne doit pas devenir un alibi commode. Comprendre n’est pas absoudre. La contrainte n’efface pas la responsabilité. Le contexte explique mais ne justifie pas tout. Il y a des décisions prises par paresse, par calcul ou par peur. Il y a des renoncements maquillés en prudence et des improvisations déguisées en vision.
Le pouvoir aime rappeler ses chaînes mais oublie parfois ses marges de manœuvre, ces espaces discrets où s’exercent le courage ou la lâcheté. La démocratie ne gagne rien à transformer les gouvernants en victimes héroïques de circonstances implacables. Le citoyen a le droit d’exiger des caps clairs, des priorités assumées, des comptes rendus intelligibles. Il peut admettre la complexité sans renoncer à la critique. Il peut reconnaître l’effort sans applaudir l’échec. L’exercice proposé par Aron est utile s’il aiguise le jugement au lieu de l’endormir, s’il invite à une critique informée plutôt qu’à une résignation polie. Décider, au fond, c’est accepter de déplaire pour agir et d’agir sans certitude. C’est gouverner avec des informations incomplètes et des adversaires complets. C’est préférer le risque de l’action au confort du commentaire. Le citoyen qui se prête honnêtement à l’expérience d’Aron sort moins arrogant. Le décideur qui s’y soumet reste plus humble. Entre les deux, la politique retrouve sa vérité rugueuse, loin des slogans faciles et plus proche des conséquences durables.
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